New-York, les quartiers déshérités, les années trente. Cela vous évoque l’auteur Mikaël ? Et vous avez raison. Avec ce tome 1 de Harlem, le dessinateur poursuit sa trilogie de la Grande Pomme.
On ne s’en lasse pas. Mikael aime flâner dans le New-York des années trente. À ras du trottoir, à hauteur d’enfant, mais avec un regard d’adulte, de photographe. On voit mieux les choses en contre-plongée, on voit mieux et on est moins vu. Les femmes et les hommes deviennent des silhouettes. Le ciel entre deux gratte-ciels se strie de mouettes. L’environnement est certes imposant, mais les échappées lumineuses plus nombreuses.
Après les constructeurs de buildings, les cireurs de chaussures, le dessinateur franco-québecois nous emmène cette fois-ci dans la communauté afro-américaine de Harlem où sévit la guerre des gangs. À la suite du krach du jeudi 24 octobre 1929, appelé jeudi noir au grand dam de la population de couleur, la misère est le lot quotidien de nombreux habitants du quartier.
De l’espoir il faut en trouver coûte que coûte et une femme martiniquaise fascinante va leur en donner en organisant une loterie clandestine à l’échelle de la ville. Trois numéros et le gros lot peut vous rapporter des dizaines de milliers de dollars. Les bons chiffres sont imprimés chaque jour par les journaux aux pages de la Bourse. Ce sont les trois derniers numéros du nombre d’actions échangées ce jour-là. Simple et terriblement efficace, tellement efficace que le succès bouleverse les plans de la mafia blanche installée avec l’aide de la police et du maire.
Queenie, la patronne de cette loterie du Nombre, s’appelle en fait Stéphanie St Clair. Elle est décalée par rapport à une époque dominée par les hommes blancs habitués à utiliser la mitraillette Thompson et où les Noirs et les femmes doivent surtout servir ou faire le spectacle. Elle détonne et le dessin de Mikaël la montre toujours en mouvement, explosive, colérique, influente, exigeante et intransigeante. Elle fait peur, en impose même au Hollandais, ce Dutch Schultz à qui elle va mener une guerre sans merci et à Lucky Luciano avec qui elle refuse de collaborer.
En amour comme en affaires c’est elle qui prend les choses en main et gardent l‘initiative. Comme dans Giant ou Bootblack, Mikaël n’a pas son pareil pour raconter le quotidien de ceux qui ne font pas la une des journaux, sauf lorsqu’ils meurent ou sont emprisonnés. On se balade dans la 111e rue, on fréquente les tripots et on danse au Cotton Club au rythme endiablé du jazz dont on croit entendre les sons mélodieux et où les Blancs viennent s’encanailler à la recherche de plaisirs érotiques.
Il faut, pour s’affranchir, organiser parallèlement des « soirées Stéphanie » loin de tout cabaret officiel Encore plus politique, la BD s’engage résolument auprès des Noirs et le texte occupe une place importante reprenant des propos des leaders perchés sur des caisses à savons pour haranguer la foule ou des textes publiés de Queenie, dressant la situation d’abandon de la population de couleurs.
« Fini de jouer les bons petits oncles Tom » déclare ainsi un personnage. St Clair, à qui les plus pauvres versent parfois leur dernier dollar dans l’espoir de changer leurs vies, n’hésite pas pourtant à financer des projets des habitants de Harlem ou à aider des associations. Sa position n’en demeure pas moins ambivalente et la BD, à plusieurs reprises, se fait l’écho de cette contradiction. Mikaël dessine avec une précision de reporter les intérieurs des magasins, des échoppes de barbier. Il ne manque pas la moindre boîte de conserves sur les étagères d’une épicerie et des pages de croquis à la fin de l’ouvrage démontrent les recherches faites par exemple sur les enseignes ou panneaux de signalisation.
Les portraits masculins des personnages secondaires sont saisissants et paraissent pour la plupart bien falots par rapport aux traits fins et déterminés de la « patronne ». Tout est vrai et ce réalisme rend encore l’album plus fort. Fidèle à sa technique d’allers et retours dans le passé, il faut l’évocation de la jeunesse et de l’arrivée à New-York de la future Queenie pour que le dessin monochrome d’un bleu pâle glacial prenne des allures plus oniriques quand des taches et traits jaunes flambent comme le feu qui détruit la maison du propriétaire martiniquais, jaune aussi comme la robe qui distingue Stéphanie à son arrivée à Ellis Island, plus que sa couleur de peau.
Mikaël raconte que lors de ses repérages photographiques sur place, il put, par le plus grand des hasards, rentrer dans l’immeuble où avait vécu Queenie, au 409 Edgecombe Avenue, heureux de mettre ses pas dans ceux de Stéphanie St Clair. Avec cet album, il nous emmène avec lui et nous fait partager ses émotions. Resté silencieux, par l’entrebâillement de la porte, nous avons tout vu et attendons la suite avec impatience.