BD. Journal de 1985 de Xavier Coste, est-ce demain ?

1985 xavier coste

Xavier Coste poursuit son immersion dans l’univers prophétique de George Orwell. Dans Journal de 1985, paru aux éditions Sarbacane, il imagine la mise en place d’un nouveau régime toujours soumis à l’oeil de Big Brother. Glaçant et perturbant.

Étrange coïncidence. Je reçois cette BD « 1985 » le lundi 1er juillet, lendemain du premier tour des élections législatives. Le Rassemblement National récolte 33% des voix. J’ouvre la BD. Celle-ci commence ainsi: « 24 janvier 1985. An 1 du nouveau régime. Depuis l’attentat du 8 décembre 1984, nous avons changé de système politique ». Faut-il attacher de l’importance à cette concordance ? Une chose est certaine, le récit de Xavier Coste, est bien une dystopie avérée. Multiprimée, sa BD 1984, meilleure des adaptations du roman de George Orwell, avait conquis un large public à sa sortie en 2021. Lors d’un entretien à Quai des Bulles de Saint-Malo, le dessinateur nous avait confié combien l’univers de l’écrivain anglais le taraudait. Logique alors qu’il décide, trois ans plus tard, de prolonger l’uchronie orwellienne en imaginant la suite. Nous savions que Big Brother dirigeait Airstrip One, province du super État Océania, pays dans lequel toute liberté de pensée est proscrite. Le personnage principal de 1984, Winston Smith, était un employé du ministère de la Vérité qui tentait en vain de vaincre, avec Julia, son amoureuse, l’emprise psychologique de l’état totalitaire. Finalement, trahissant Julia et son groupe de résistance La Confrérie, il était libéré et constatait que désormais, il aimait Big Brother.

journal de 1985 xavier coste

Ce nom, Winston, on le retrouve dès les premières pages de 1985, puisque c’est un livre, « Le livre de Winston » – ouvrage de résistance circulant sous le manteau et tombé de la poche d’un opposant -, qui ouvre la BD et va susciter interrogatoires, tortures et assassinats de ceux qui ont touché de près ou de loin à cet ouvrage jugé séditieux et dangereux. Winston Smith, lui même, « classé inoffensif à 99,99% », puisque parfaitement rééduqué, est quand même décapité rapidement. Pour l’exemple. Julia est arrêtée et torturée. 1984 s’achève. L’an 1 du nouveau régime peut débuter.

Un homme est spectateur de ces crimes publics : le camarade Lloyd Holmes. Il est le seul membre d’un réseau de résistance à pouvoir circuler « librement » sous l’oeil omniprésent de Big Brother. Il va rencontrer par hasard (mais à Airstrip One peut-on parler de hasard ?), Gordon son frère jumeau qui depuis plus tendre enfance voue un culte immodéré à Big Brother. Il n’a pas hésité à dénoncer ses parents, détenteurs d’un livre de poésie. Avec cette rencontre, la BD quitte les rues de Londres pour basculer dans l’univers quotidien de ces travailleurs à la chaine, fondement d’un régime dont on découvre l’absolue terreur et l’emprise sur les esprits. On pense bien entendu au régime de la Corée du Nord et son effrayant Kim Jong-un, mais aussi à l’expérience menée par un enseignant Ron Jones en 1967 en Californie qui a transformé en une semaine une classe d’étudiants en une classe de « bons » nazis, expérience rapportée par Hervé Le Tellier dans son dernier ouvrage Le nom sur le mur. La fabrique mentale d’un monde virtuelle est disséquée. Lloyd va découvrir les coulisses d’une déshumanisation totale d’une population qui ne réfléchit plus par elle même. Il constate que même les ennemis extérieurs contre qui la guerre est déclarée sont faux et inventés. De l’autre côté du rideau, il comprend, impuissant, les mensonges et les mécanismes d’un régime totalitaire.

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L’individualisme, l’esprit critique annihilé et transformé en pensée collective unique, se traduisent par des dessins où les visages des personnages sont diffus, noyés dans la masse. Les corps sont des silhouettes. Les regards sont rares et souvent inquiets. Rien d’autre n’existe que l’entité « peuple », tout, mais surtout rien à la fois. Comme dans 1984, Xavier Coste réduit la dimension humaine à l’échelle des bâtiments monumentaux, gigantesques, étouffants, qui rappellent l’architecture brutaliste des régimes nazi ou stalinien. Ce sentiment d’enfermement est renforcé par le format carré, désormais habituel pour l’auteur, qui ne laisse aucune place à un horizon reposant et ouvert. L’ambiance anxiogène et oppressante est rendue magnifiquement par l’utilisation majoritaire de couleurs sombres et terreuses. Même la neige qui tombe en permanence, au lieu d’embellir les paysages, les salit. À notre tour nous avons le sentiment d’être épié, de lire un livre interdit, pléonasme puisque les livres n’existent plus dans ce monde déshumanisé.

« La peur est utile : un détail minuscule oublié, un cil qui bat trop vite, une goutte de sueur qui coule et vous trahit, et c’est l’arrestation, la torture et la mort. »

Le talent de Xavier Coste est de nous transmettre ce sentiment de peur, et de nous faire frémir quand des cases dessinant de simples « Toc-Toc » aux portes nous font tourner la tête vers l’entrée de la pièce. Des pleine-pages muettes, comme dans L’Homme à tête de lion, sont les seules respirations possibles. Merveilles graphiques, elles existent presque seules, hors du contexte du scénario, pour que l’on s’y attarde en se disant que même un régime totalitaire ne peut empêcher la beauté d’exister et de susciter le rêve.

En refermant cette magnifique BD, une envie forte nous prend d’ouvrir grand les fenêtres, de sortir sur le chemin, de regarder le soleil. Jaune le soleil, incandescent comme les dernières pages qui laissent quand même entrevoir un espoir. Et disent qu’une dystopie est une fiction, rien qu’une fiction. Espérons-le.

Journal de 1985 de Xavier Coste. Librement inspiré de l’oeuvre de George Orwell. Co-scénarisé et co-écrit avec Philippe Börgn. Éditions Sarbacane. 272 pages. 29 €. Parution : 4 septembre 2024

Lire un extrait

Xavier Coste développe un film d’animation adapté de sa BD 1985 qui devrait sortir en 2027.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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