Les jours de sable sont ces jours qui vont amener des millions de fermiers américains à quitter le centre des États -Unis dévasté par des tempêtes de sable au milieu des années 1930. Un jeune photographe va devoir documenter la misère et le désespoir. Instructif et profondément humain. Prix Quai des Bulles 2021.
Il s’agit bien d’une BD, mais aussi d’un livre photos. De véritables photos d’abord, celles qui ouvrent chaque chapitre, en noir et blanc. Elles montrent des maisons ensevelies sous le sable. Elles saisissent des pièces vides abandonnées. Elles figent des fermiers debout devant le seuil de leur habitation, vêtus pauvrement, le regard hagard.
Et puis il y a des dessins comme posés sur d’anciens clichés. Avec le même cadrage, les mêmes thèmes. Et on sait alors de suite de quoi il s’agit. On se remémore les photos notamment de Dorothea Lange, de Walker Evans. On sait que l’on est au milieu des années trente lorsque la Farm Security Administration (FSA) américaine décide de combattre la pauvreté agricole pendant la grande Dépression et de montrer à l’ensemble du pays la misère des fermiers.
De cette opération naîtront notamment les archives photographiques les plus importantes du XXe siècle, mais aussi les Raisins de la colère de Steinbeck, ou Louons maintenant les grands hommes de Walker Evans et James Agee. Et maintenant, cette BD d’Aimée de Jongh. L’autrice qui nous avait émus avec la mise en images de L’obsolescence programmée de nos sentiments où elle montrait avec tendresse l’amour entre personnes âgées, joue sur le même registre dans une histoire qu’elle mène en solo cette fois-ci.
Elle sait en quelques traits exprimer les gestes, les regards plein d’humanité. C’est John Clark, jeune reporter photographe envoyé par la FSA qui va devenir porteur de ses valeurs humaines, enfouies sous le sable et la poussière qui en ces années trente vont recouvrir le Dust Bowl, une région centrale des États-Unis, frappée par la sécheresse et les tempêtes de sable envahissant des terres arasées par des pratiques agricoles outrancières qui ont détruit l’herbe et les pâturages.
Chargé de photographier une liste de thèmes proposés, il va s’éloigner de ces suggestions pour s’approcher peu à peu de la réalité humaine. Tout au long de son périple, qui prend un véritable aspect documentaire, le lecteur va le suivre pénétrant peu à peu dans des foyers où les âmes se calfeutrent comme le sont les murs recouverts de papier journal. Citadin new-yorkais, peu expérimenté dans la vie, le jeune homme va découvrir au-delà de son objectif, qu’il perçoit progressivement comme un puits sans fond, la mort, la pauvreté, la maladie, la misère omniprésentes.
De rencontres en rencontres se dessine l’existence de ces fermiers dont deux millions et demi prendront la direction de la Californie à bord de véhicules brinquebalants et chargés de ballots et valises qui contiennent toute une vie. C’est que ces tempêtes sont terrifiantes et Aimée de Jongh, par une utilisation magnifique de la couleur orange qui prend différents tons selon le moment de la journée, restitue l’étouffement et le désespoir de ces moments qui peuvent durer plusieurs jours, que les habitants qualifient de « minuit sans les étoiles ».
Les pages s’obscurcissent progressivement et par des cadrages cinématographiques de plongée, contre-plongée, on sent le vent tourner les pages, et notre regard s’enfouir dans la tranquille noirceur de nos paupières refermées. On étouffe et l’air qu’appelle nos poumons ne viendra que d’un regard, d’une main posée sur une poitrine encombrée. L’album est parfaitement documenté et des pages historiques en fin d’ouvrage apportent des éclairages complémentaires très utiles. Mais plutôt que d’emboîter le pas d’un photographe réel, l’autrice a choisi en créant un jeune photographe fiction de l’accompagner dans la naissance de sa maturité et de voir son regard évoluer au fil de son reportage.
Insignifiant dans les premières pages, il devient profondément adulte et touchant au fil de la lecture. La BD émouvante, mais aussi instructive, pose de nombreuses questions : le rôle dévastateur de l’activité humaine, déjà, un siècle avant la prise de conscience du réchauffement climatique, mais aussi la réflexion sur le rôle de la photographie, son utilisation. « Une image en dit plus qu’un millier de mots » dit l’employeur. « La photographie est l’art de la tromperie » conclue sévèrement John à la fin de son reportage. La vérité est sans doute double car le portrait iconique de Dorothea Lange, Migrant mother n’a-t-il pas eu plus d’efficacité que des milliers de reportages écrits ? Même s’il a été posé à la demande de la photographe. Éternel débat sans réponse définitive.