Très attendue, La Neige était sale, adaptation d’un roman majeur de Simenon, est fidèle à l’original. Publié aux éditions Dargaud, la BD de Fromental et Yslaire décrit la noirceur extrême de l’âme humaine. Impressionnant de justesse.
La dénomination des romans « durs » de Simenon, ces 117 romans qui ne font pas intervenir d’enquête du commissaire Maigret, peut trouver sa véritable signification première avec La neige était sale. Dur, le mot semble même faible tant l’ouvrage met en avant la noirceur, le cynisme, l’abjection. L’écrivain nous emmène côtoyer les bas-fonds de l’âme humaine pendant une centaine de pages, sans relâcher son emprise. Écrit en 1948, Simenon, sans collaborer avec l’occupant mais sans résister non plus, vient de vivre une période grise avec la perte de son frère Christian, collabo notoire, mort en Indochine. L’écrivain belge se nourrit de son existence, de ses peurs pour écrire. La neige était sale est indissociable de cette époque et de ses traumatismes collectifs et personnels. Même si l’on ne sait rien du lieu et de la période, comme pour rendre le récit universel, même si le personnage central porte une étoile sur son manteau, même si le mot « Bolchevik » apparaît sur les murs, même si le cinéma porte l’enseigne Soldaten Kino. Même si.
La guerre et un pays occupé par une soldatesque étrangère, est un moment qui révèle les Hommes. Parmi eux, un jeune de 18 ans, Frank Friedmaier semble insensible à tout sentiment, mû par son seul intérêt, traversant la vie, comme la rue, avec un couteau dans les mains, pour tuer. Tuer et avoir le sentiment d’exister. Tirer, égorger, pour rien, pour être, sans contrainte avec comme seul moteur le sentiment de liberté. On devine au fil des pages l’existence sordide de ce garçon, fils de Lotte, qui l’a abandonné enfant pour le récupérer plus tard, alors qu’elle est devenue une tenancière de bordel. On devine sa vie par la voix tutoyante d’un narrateur tout à la fois conteur, agitateur de conscience et voyeur d’une chute vers l’abîme. Il se pense libre et animé du seul désir, ce désir omniprésent, dans les salons de sa mère, dans la rue, dans le cinéma mais le désir insatisfait jusqu’à la rencontre avec Sissy, la petite voisine, sage et amoureuse, une embellie que Franck n’hésitera cependant pas à trahir dans un élan total d’abjection. Il est vêtu de gris. Elle est vêtue de rose.
Devenir un homme, c’est savoir tuer ou savoir aimer ? Franck ne semble choisir aucune réponse. Argent, pouvoir, sexe le guident dans un univers en pleine déliquescence où les valeurs morales n’ont plus guère de signification. Le jeune homme est libre a priori. Aucune contrainte, il est protégé par l’occupant avec qui il trafique. Aucune limite à ses désirs, il est un homme riche, armé d’un revolver, tuant sans risque. Et pourtant le dessin magnifique d’Yslaire, cultissime auteur de la série Sambre, trace le portrait d’un homme triste, spectateur silencieux du monde qui l’entoure. Son regard est vide, inexpressif. Aucune douleur et aucune joie. Le dessinateur dont on connaissait le talent pour décrire des scènes d’ambiance dans des pages presque monochromes dont la grisaille dominante montre la saleté de la neige et du monde, est exceptionnel dans ses portraits sans concession des truands, de la mère ou des soldats ennemis. Franck est comme une marionnette inerte alors que les visages des autres personnages frôlent la caricature des sentiments extrêmes : turpitude, haine, mièvrerie, lâcheté, cynisme. La liste est infinie. À la manière des portraits de James Ensor, l’exagération des traits, les rictus haineux ou désespérés des visages, traduisent la noirceur de l’âme humaine.
Il faudra atteindre les dernières cases d’un récit mené de manière exceptionnelle par Fromental pour observer les premiers éclats de vie dans le regard de Franck. Indifférent aux lois de la communauté humaine, il rejoindra ses semblables lorsqu’il les quittera sur terre. La grisaille sombre de son existence s’éclairera alors à la lumière d’une fenêtre, d’un petit square modestement coloré. Il sera trop tard. Ou trop tôt.
Cette adaptation clôture le bel hommage rendu par le fils Simenon et les éditions Dargaud à l’écrivain de Liège à l’occasion des 120 ans de sa naissance, le 13 février 2023. Après les remarquables Le Passager du Polarlys de Cailleaux et Bocquet, et Simenon L’Ostrogoth illustré par Loustal, La neige était sale était annoncée pour le mois d’août dernier, comme un hiver en plein été. Qu’importe, cette parution reportée permet de prolonger remarquablement les festivités éditoriales d’un des plus grands écrivains du XXème siècle, lui dont le visage semble apparaître dans une des premières cases de cette BD, tel un clin d’œil à l’auteur qui s’est mis à nu dans chacun de ses ouvrages, faisant partie intégrante de la comédie humaine qu’il décrit si bien.
La Neige était sale de Fromental (scénario) et Yslaire (dessin) d’après le roman de Georges Simenon. Éditions Dargaud. Collection : Simenon, les romans durs. Parution : 26 janvier 2024. 104 pages. 23,50€.
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