Dans L’Affranchie de Montmartre, Jean Paul Delfino raconte les vies de Suzanne Valadon

Suzanne Valadon Centre Pompidou Metz
Suzanne Valadon, Nu allongé, 1928 Huile sur toile, 60 × 80,6 cm © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA

Suzanne Valadon fut une artiste peintre libre à l’existence extraordinaire. Dans L’Affranchie de Montmartre, publié aux éditions Istya et Cie, Jean Paul Delfino la fait revivre dans un Montmartre foisonnant de vie. Superbe.

Printemps 1938. C’est une fenêtre qui donne sur une des petites rues de Montmartre, celles qui ont vu passer Aristide Bruant, Carco, Picasso ou Braque. Le printemps est capricieux cette année-là. Derrière les vitres, une vieille femme fume, boit, dort. Elle se souvient de sa vie, ou plutôt de ses vies. Elle a soixante-treize ans. Ce n’est pas vieux, mais quand on a brûlé ses années sous les étincelles, le corps est fatigué. Elle s’appelle Marie-Clémentine, à moins que ce ne soit Olga, princesse Zaprogue, ou encore Maria. Finalement elle va se faire connaître sous le prénom de Suzanne. C’est Toulouse Lautrec qui lui a donné ce prénom : Suzanne. Une référence biblique pour une femme totalement étrangère à toute forme de religion. Suzanne Valadon. Une femme à la vocation double, celle de la jouissance et de la peinture.

Orpheline de père, enfant d’une mère pauvre et alcoolique, la vie tumultueuse de Suzanne peut se raconter de mille manières tant la modèle de Renoir et de beaucoup d’autres a donné de multiples versions de son existence. Jean Paul Delfino parmi tous ces portraits possibles et imaginables a décidé de nous offrir, dans un style magnifique, une Suzanne Valadon indomptable, insoumise, rebelle. Une Suzanne Valadon qui en fin de vie confie à son amant Gazi et à Odette, son ange gardien, ses souvenirs d’un destin tumultueux digne de l’imagination d’un grand romancier. Comme les contemporains de la peintre, on se laisse aller, à ses côtés, on l’écoute s’enflammer, râler, sourire, sans se préoccuper de savoir si la version proposée est la bonne. Vérité historique ou pas, l’essentiel est dans le caractère qui se dessine derrière le magnifique style de Delfino. Elle est là sous nos yeux, la Suzanne, crachant son sang dans ses derniers jours, mais bravant par la cigarette, le laudanum et l’alcool, la camarde à qui, sa vie durant, elle fit toujours des pieds de nez. Elle existe. Pour une fois elle existe pour elle même et non pas comme mère de Maurice Utrillo puis comme une femme peintre.

« Alors que je suis peintre avant tout et après, mais seulement après, je suis aussi une femme ».

Une hiérarchie des mots importante qui dit tout. L’écrivain s’attarde avec bonheur sur les débuts artistiques de celle qui fut d’abord, par ses formes et sa sensualité exacerbée, une modèle de Puvis de Chavannes ou de Renoir. Par un besoin mystérieux, elle va passer peu à peu de l’autre côté du chevalet en gribouillant d’abord au crayon de bois avant d’être adoubé par Degas à qui l’on attribue cette célèbre phase, sésame de légitimité : « vous êtes des nôtres ». Des pages magnifiques disent alors l’intransigeance de Valadon qui résiste aux modes, aux mots en « isme » pour peindre vrai, pour peindre sans compromission, SA vérité.

Suzanne Valadon Centre Pompidou Metz
Suzanne Valadon, Pierre-Auguste Renoir (vers 1885)

« Moi, je suis de la Butte. Je connais les ivrognes, les soûlots, les filles à la retape et les gamins avec le ventre vide. C’est ça, ma vie. Et c’est donc ça, ma peinture ».

C’est elle la véritable peintre et pas son fils « Momo », le « Littrillo », qui produit des centaines de toiles en série pour payer ses litrons de vin et faire vivre la famille. Utrillo était un homme. Valadon était une femme. Cela suffisait pour faire des toiles de cartes postales enneigées, des chefs d’oeuvre au regard des nus colorés et sans fards d’une femme libre. « Momo », est le premier mot du prologue, mais on devra attendre près de 200 pages pour retrouver le Maurice. La peintre, c’est elle. N’employez surtout pas pour autant le mot de féminisme : pourquoi s’encombrer de ce vocabulaire quand on a vécu comme on le souhaitait, sans préoccupation de genre ? La liberté, c’est un chemin que Valadon a cherché toute sa vie : celle de son corps et celle de la création artistique. Logiquement, les principaux amants, doués semble t’il pour le sexe, seront donc aussi des artistes. Toulouse Lautrec, Erik Satie revivent sous nos yeux. Il manque juste l’ombre de Gauguin, un amant imaginaire inspirant.

Peu à peu, la hiérarchie de l’histoire de l’art s’inverse. En 2009, une exposition à la Pinacothèque de Paris s’intitulait Valadon Utrillo, un apparentement familial sans aucun rapport avec la peinture. En 2023, une exposition à Beaubourg Metz est consacrée à la seule Suzanne (voir chronique du 7 juin 2023). Il aura fallu près d’un siècle pour que celle ci soit reconnue comme peintre. Un siècle pour enfin « être aimée des hommes qui ne m’auront jamais vue, qui demeureront à rêver et à m’imaginer devant un carré de toile où, avec mes couleurs, j’aurais laissé un peu de mon âme ».

Suzanne Valadon

L’affranchie de Montmartre de Jean-Paul Delfino. Éditions Istya et Cie. 256 pages. 22€.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

1 COMMENTAIRE

  1. Cher Monsieur Rubert,

    Mille mercis pour votre article, mais aussi pour le site qui reproduit vos lignes – car il n’est pas toujours aisé d’avoir du temps et de l’espace pour s’exprimer.
    Vous avez parfaitement compris ce que dit mon roman – et, surtout, ce qu’il ne dit pas et ne fait que suggérer. Mon livre n’est pas un livre féministe. Il est l’histoire d’une femme libre, d’une femme qui a su mettre la liberté en action.

    Avec mes remerciements renouvelés,

    JPaul

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