Embrasser un homme européen peut-il changer la vie d’une femme asiatique ? Frédéric Debomy et Andrea Bruno répondent à cette question dans Le Baiser, publié aux éditions Ici Même, avec de fréquents silences. Et beaucoup de talent.
Quatre chapitres comme quatre actes de théâtre. Quatre personnages comme quatre voix. Deux hommes et deux femmes comme une égalité arithmétique qui cacherait une inégalité humaine. C’est bien de cela qu’il s’agit à travers ces témoignages qui ne parlent a priori que d’une chose banale: un baiser échangé devant un cybercafé entre un européen étranger et une jeune femme asiatique, autochtone. Le baiser n’est pas le baiser fusionnel du tableau de Klimt quand les corps ne font qu’un. Il est un baiser riche autant d’amour que de doutes et de craintes. Il est glissé presque par inadvertance, en bas de page, dans une case à côté de trois autres. Il est silencieux. Chaste et quelconque quand à côté des corps s’offrent pour quelques pièces. Pourtant il est une déflagration. Il ouvre une porte pour la jeune femme qui se prostitue, la porte d’un rêve, d’un autre rapport aux hommes. Mais le chemin est long et escarpé même quand les hommes semblent lui vouloir du bien.
« Un homme ça s’empêche », écrivait Camus. On pense à cette phrase en permanence au fil des pages quand chaque homme justifie son comportement dont il pressent bien qu’il contient un rapport de domination, tel le sexe tarifé déculpabilisé : pour la femme, il ne s’agirait que de « joindre l’utile à l’agréable » en lui permettant de gagner beaucoup plus, et parfois avec plaisir, qu’en accomplissant des ménages. Auquel une des deux voix féminines lui répond : « Ce qui me gêne c’est que ce soient seulement des femmes qui se prostituent. Des femmes pour des hommes, des jeunes pour des vieux, (…) des filles d’ici pour des étrangers ».
Des huis clos sont ainsi pesants et même lorsque la nature occupe toute la place, la voix masculine, déshumanisée, devient terrifiante et oppressante par ses certitudes et son absence totale d’empathie. Et d’amour. comme si aimer n’était qu’une transaction économique entre deux êtres totalement différents et finalement, faits pour s’entendre uniquement que sexuellement : « les femmes il faut toujours les acheter ».
C’est une BD souvent silencieuse emplie de dessins magnifiques accompagnés de variations chromatiques qui se succèdent par chapitre, telles des saisons. On pense aux dessins de Baudoin et à ses arbres bien entendus omniprésents dans un chapitre, mais aussi à sa narration pleine de silences et de non-dits qu’accompagnent des visages des personnages inexpressifs, tels des spectres, sans émotions apparentes, muets et paralysés. Même les regards ne se croisent que rarement comme sur la couverture, où chacun observe l’autre, à l’affût, tel un gibier craignant son prédateur. Pas de lâcher prise, mais toujours un questionnement quant à des rapports d’emprise.
BD profondément actuelle, cet ouvrage traite avec originalité des rapports hommes-femmes, des doutes et des peurs qui accompagnent les deux sexes, dans leurs rapports affectifs et sexuels. Une BD optimiste pourtant car le chemin originel, tout tracé par la tradition, la culture dominante va peut être s’effacer pour Duyén en quête d’une nouvelle route : « J’avance à petits pas mais ce sont les miens ».