Raconter de nouveau la Première Guerre mondiale en BD, en s’inspirant d’un texte vieux d’un siècle ? Un pari risqué, mais un pari réussi dans cette adaptation du texte de Roland Dorgelès. JD Morvan au scénario et Facundo Percio au dessin : magnifique.
Albin Michel en 1917, fondateur des éditions du même nom, signe les yeux fermés un contrat avec un jeune journaliste. Celui ci porte alors un uniforme, il s’est engagé volontaire, trichant sur sa santé. Il écrit sur la guerre. Il s’appelle Roland Dorgelès, il écrit Les Croix de Bois et manque à son retour en 1919 le Goncourt à deux voix près. C’est Marcel Proust avec Les Jeunes Filles en fleurs qui l’emporte.
Mauvais perdant Albin Michel fait poser un bandeau sur le roman de Dorgelès : « Prix Goncourt, par 4 voix contre six ! ». Normal après cette histoire que la maison d’édition, en reprenant la publication de BD adultes, s’attaque de nouveau à ce texte fondateur. Pas simple pourtant de revenir sur le premier conflit mondial devenu depuis un récit BD « bleu horizon » sous les ouvrages de référence de Tardi.
Peut-être fallait-il un dessinateur argentin pour oser relever ce défi ? Facundo Percio le fait avec un rare talent. C’est son style si personnel qui frappe le lecteur dès les premières pages, une bichromie saisissante qui ramène le monde à l’essentiel. Ce marron moutarde colle à la lecture comme la boue aux chaussures des poilus. Flouté, il masque les horreurs, évite l’indicible, l’immontrable, dessine le silence, peut-être mortel, qui précède l’explosion de l’obus.
Les tons sourds étouffent le son terrifiant des marmites de 88. Les couleurs rendraient l’horreur trop réaliste et le fusain en glissant le trait en estompe les contours. Faire ressentir la monstruosité sans la montrer est une véritable gageure que la BD réussit à la perfection. Y compris dans l’inaction « Une grande bataille aurait certainement raison de mon ennui. Je mène une vie grise de brute. Nous aménageons nos terriers. Et nous attendons des lettres … »
L’ennui et les yeux terrorisés sont le fil conducteur d’un récit que le scénariste JD Morvan, auteur notamment de la série Irina, a totalement remanié pour concentrer l’histoire sur les évènements de 1915, en intercalant des passages auto censurés lors de la parution initiale. Le récit demeure, malgré un désordre chronologique apparent, limpide et fluide, tant l’essentiel est de montrer l’attente interminable de l’action ou de la mort.
Le roman n’est pas une histoire, mais un témoignage composé de multiples scènes sans lien narratif apparent. La BD raconte à son tour par touches successives les frayeurs, les longues attentes, l’ignominie, la bassesse. Les hommes ne se révèlent pas des héros, mais reconstituent dans les tranchées, derrière les sacs de sable, les situations de la vie sociale d’avant : inégalités, mesquineries, vices, mensonges, c’est l’univers quotidien d’une vie ordinaire qui sue et transpire dans les boyaux enterrés. Ils s’appellent Gilbert Demachy, Bréval, Broucke ou Fouillard, ils sont un portrait de l’humanité, ni héros, ni lâches, simplement posés là dans des situations inimaginables, pour lesquelles, ils ne sont pas nés.
Leurs trognes assemblées autour d’une boule de gui ou d’un bruit de terrassement suintent l’ennui, mais aussi la peur. Le silence assourdissant de la trouille déborde des cases, coule et suinte de partout, transformant les pages en vastes chaos. Plus qu’un récit romanesque, la BD en s’appuyant sur le quotidien, dit la guerre mieux que des milliers de pages, y compris lorsque changeant de couleur dominante, les auteurs évoquent la vie civile marquée par l’ignorance, l’oubli ou la trahison. Sur la couverture magnifique, le rouge domine, seule couleur tranchant la bichromie générale de la BD. Rouge de feu, rouge de sang, rouge comme le drapeau français. Rouge comme la terreur d’une tête rentrée dans les épaules. Attentant la mort. Ou le salut. Qui sait ?