Les éditions Cornélius ont fait paraître cette année un nouveau recueil de l’américain Adrian Tomine. Plusieurs histoires sont réunies pour une bande dessinée sur le malaise de l’homme contemporain. L’art du bédéiste touche à son sommet : Adrian Tomine a d’ailleurs été sélectionné pour ce recueil dans la sélection officielle du festival d’Angoulême.
Les éditions Cornélius, décidément, n’ont plus à prouver leur bon goût en matière de bande dessinée. Cinq de leurs auteurs, parmi lesquels Hughes Micol, Ludovic Debeurme, Jacques Lob et Yoshihiro Tatsumi, ont été sélectionnés au grand festival de BD. Un beau cadeau pour cette maison d’édition qui fêtera cette année ces 25 ans d’existence ! Et surtout, une chance de remporter le saint Graal du phylactère.
Pronostic : Adrian Tomine ? Le dessinateur nord-américain, originaire du Japon, le mériterait amplement. Du reste, ce double héritage a façonné son trait. Ce n’est pas pour rien que Tomine dédicace la dernière histoire du recueil au mangaka Yoshihiro Tatsumi, décédé cette année : non seulement il s’occupe de la publication, aux États-Unis, de son œuvre, mais il s’en inspire largement. Plus particulièrement, il croise le gekiga, un dessin dramatique pour un public adulte, et l’univers du comic underground américain. Sur ce dernier point, il se rapproche de ses contemporains, Chris Ware ou Daniel Clowes.
L’œuvre de Tomine est presque intégralement composée d’une série de bande dessinée, Optic Nerves, commencée il y a vingt-six ans. Selon les éditions Cornélius, « avec l’âge, le cynisme des débuts a cédé la place à une forme d’empathie empreinte d’ironie ». En effet, les six histoires qui composent ce recueil trouvent leur équilibre dans ce contrepoint. Le personnage du premier récit, « Une brève histoire de la forme artistique nommée Hortisculpture », énerve le lecteur autant qu’il l’émeut. Ingénu génie, visionnaire à demi, celui-ci croit avoir inventé une œuvre d’art révolutionnaire. Son échec progressif inspire le ridicule et la pitié.
C’est précisément dans la progression narrative que le recueil de Tomine brille le plus. Les destins clairs et
obscurs de ces personnages se font et se défont dans le temps. Les ellipses, entre les cases, précipitent les événements. Une jeune femme que les gens confondent physiquement avec une actrice porno, Amber Sweet, trouve une forme de consolation, avec le temps, tout simplement en racontant son histoire à celui – on le pressent – dont elle est amoureuse. Dans une succession répétitive mais rythmée, un couple s’aime et se déchire. Dans « Tuer et mourir », sûrement la plus belle histoire du recueil, Tomine parle de stand-up, de l’importance de narrer, de la contrariété de l’échec. La mère disparaît, progressivement, au fil des cases. Tomine suggère la mort à travers une remarquable fluidité temporelle. Et que reste-t-il, pour le père et sa fille ? Comme pour les autres personnages, il ne reste plus qu’à vivre. Tout, jusque dans le trait du dessin, demeure sobre. Peut-être parce que le tragique l’est au quotidien dans un éclat terne. L’élément déclencheur, c’est une intrusion dans le familier, une « inquiétante étrangeté ». Les personnages, le plus souvent, deviennent des étrangers à eux-mêmes.
À certains moments, Adrian Tomine touche à l’autofiction. Peut-être pour conjurer le sort, il revient sur le mystère de l’enfance. Dans « Traduit du japonais », il esquisse le chemin inverse, retourne sur les traces de l’enfant immigré qu’il fut. Ils sont partout, finalement, les intrus. La présence de la contre-culture américaine, du soleil californien, des visions hooperiennes des villes et routes s’envisage et se dévisage autrement, sous un œil radicalement inspiré, et profondément étranger.