BD. Les Jardins invisibles prennent forme dans les dessins d’Alfred

bd les jardins invisibles

Les jardins que dessine Alfred sont les jardins de l’intime, des souvenirs qui nous constituent. Par petites séquences, il nous dit sa vie et ses mouvements de bascule où le destin change de voie. Touchant et émouvant. Un gros coup de cœur.

Après être allé chercher les enfants à l’école, après avoir accroché leurs blousons au porte-manteau, passez la main dans les poches de leurs vestes. Vous y trouverez certainement des cartes Pokemon, mais encore plus sûrement, des petits cailloux, des morceaux de ficelle, des feuilles fanées. Des petits riens. Ces petits riens, porteurs d’imaginaire, marqueurs du temps qui passe, Alfred les collectionne depuis l’enfance. Il aime ramasser des morceaux de verre sur la plage mais en grandissant ces objets ont pris la forme de dessins, de croquis, de saynètes pour ne pas oublier l’essentiel de la vie. « Si je dessine, je ne disparais pas », écrit Alfred dans sa préface, à la manière d’Annie Ernaux qui pense que ce qui n’est pas écrit, n’a pas existé. Alors Alfred fige sur le papier dans un ordre affectif, plus que chronologique, ces « points de bascule », non perceptibles sur le moment, mais finalement décisifs pour la suite de l’existence.

Alfred a aujourd’hui 48 ans et depuis l’âge de deux ans et demi il fige la vie. Cela commence avec un bonhomme têtard presque éternel sur la paroi d’une cabine Photomaton, cela se poursuit avec des nuits vénitiennes magiques, et la gentillesse d’un restaurateur qui offre un repas en échange d’un dessin. On imagine Alfred, depuis plus de quarante ans arpenter la vie avec ses carnets, ses crayons, prêts à saisir les moments les plus insignifiants en apparence. En apparence seulement. Thimothée Montaigne, dessinateur de 1629, nous expliquait qu’il fallait dessiner tout, tout le temps, y compris les objets les plus basiques. « Une malle tant que l’on ne l’a pas croquée, reste un concept ». Une vie tant que l’on ne l’a pas dessinée reste une abstraction.

bd les jardins invisibles

Le format du livre, publié dans cette superbe collection Shampooing qui arpente les marges, est parfaitement adapté à ce recueil. Il est comme ces carnets que l’on met dans sa poche pour ne pas oublier, pour noter le moment nécessaire. Il est de l’ordre de l’intime, cette intimité que Alfred nous fait partager depuis de nombreuses années avec bonheur. Depuis le terrible Pourquoi j’ai tué Pierre (avec son complice Olivier Ka), Come Prima, Senso, Maltempo, le dessinateur nous accompagne de sa tendresse, de sa sensibilité mais aussi de la luminosité de son dessin. L’Italie revient comme un leitmotiv, une terre de refuge, celle où l’on retourne physiquement ou par la pensée lorsque les choses vont moins bien. Le trait d’Alfred alors nous enchante, il nous donne à voir cette nature luxuriante dont il découvre ici l’origine du plaisir qu’il a à la dessiner : quatre plantes dans « un coin de l’appartement » de sa maman. Il nous donne à sentir la chaleur sur la peau de son père. Il nous donne à voir l’émerveillement de Venise une nuit d’hiver quand brusquement la neige se met à tomber.

Le métier de dessinateur est lui aussi omniprésent. On comprend les joies qu’il procure, ce sentiment d’exister et de prolonger sa vie, mais il nous révèle aussi combien il peut être ardu, difficile et ingrat lorsque le crayon s’arrête au milieu d’un trait, incapable de poursuivre, bloqué par l’absence d’envie, bloqué par la dépression. Il faudra du temps, des mois avant d’achever ce trait et que le personnage concerné reprenne sa course sur la feuille de papier. On découvre que derrière une oeuvre se dissimulent parfois des souffrances, des inquiétudes, ces « affres de la création » chantés par Gainsbourg. Souffrance de la vie qui passe aussi telle l’hébétude d’Alfred enfant, devant le regard désemparé de son grand père qui pour la première fois vient de monter sa ligne de pêche à l’envers, signe précurseur d’une maladie d’Alzheimer dont le petit garçon ne connait pas le nom mais dont il pressent l’imminence. Cela peut sembler hétéroclite, confus, disparate. C’est avant tout, touchant, essentiel, vital.

Après cette lecture émouvante, on décide de partir se balader pour, à notre tour, aller à la rencontre des gens, des moments qui feront peut être basculés notre vie. On prend notre blouson au porte manteau. On cherche les clés au fond des poches et on y trouve un petit morceau de verre poli par le temps. Ou par la mer, allez savoir. On ne sait plus très bien si on l’a ramassé hier lors d’une balade ou si c’est un cadeau mystérieux de nos enfants, petits enfants. Un cadeau pour se souvenir d’un moment. Ce moment où l’on se tenait par la main. Ou celui où l’on était assis devant le soleil couchant. Un « des moments qui ne pèsent presque rien mais dont la densité, (…), est immense ».

bd les jardins invisibles

Les Jardins invisibles de Alfred. Éditions Delcourt. Collection Shampooing. 160 pages. 16,50€. Parution : 15 janvier 2025. Lire un extrait

Article précédentEscape Time Rennes : deux nouvelles aventures immersives à découvrir
Article suivantPaysages imaginaires, le nouveau festival de musique à Rennes
Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici