Grand reporter, Frédéric Darbré raconte dans la BD Les Ouïghours, un peuple qui refuse de mourir, vingt-cinq années de reportage constatant et dénonçant le drame du peuple Ouïghour broyé par la dictature chinoise. Glaçant, instructif et indispensable.
Impossible aujourd’hui d’ignorer les Ouïghours et le drame que traverse ce peuple martyrisé et assassiné. Il a fallu pourtant du temps, près de 35 ans, pour que le monde entier prenne enfin connaissance et conscience de la tragédie qui se déroule aux frontières de la Russie. Il y a peu Bernard Kouchner par ignorance, on peut l’espérer, appelait encore ce peuple, les « Yaourts ».
Le premier mérite de cette BD reportage réside dans la mise en perspective d’une histoire qui ne débute pas avec la découverte des camps de travail, de rééducation mais trouve sa source dans les années quatre vingt-dix, ces années où, aux portes de « l’Asie centrale, cinq pays tout neufs sont apparus avec la chute de l’Union soviétique ». À côté, une province chinoise, le Xinjiang au Nord Ouest de la Chine peuplé majoritairement de Ouïghours, qui a toujours été rebelle à l’autorité est tentée, par une heureuse contagion, de réclamer son indépendance. Mais la Chine n’est pas l’URSS, la Province majoritairement musulmane possède des atouts économiques exceptionnels, sa frontière jouxte l’ancien ogre communiste et rapidement la République Populaire réprime violemment les émeutes indépendantistes.
Cette histoire, Eric Darbré la connait parfaitement, mieux que tout autre journaliste français peut-on écrire puisqu’il s’est rendu une dizaine de fois dans cette province depuis 1996, époque à laquelle il tentait d’alerter l’opinion publique sur la répression croissante chinoise en proposant vainement de longs reportages sur la situation qui restait moins « attrayante » que celle, similaire et simultanée, du peuple tibétain. Il dénonçait déjà la « mécanique d’un génocide annoncé », formule qui deviendra le titre de son dernier documentaire.
Il nous emmène avec lui lors de ses voyages, de celui de la découverte d’un pays rebelle mais opprimé à celui d’un peuple emprisonné, torturé, rééduqué qui rappelle les heures les plus sombres de l’Histoire du XXe siècle. Chargé du poids de la confiance et de l’espérance que mettent en lui les opposants Ouïgours, il montre à la fois les difficultés d’exercer son métier sur place face à la menace de l’État chinois, à la crainte de certains opposants mais aussi de l’accomplir de retour en France où les rédactions ne se bousculent pas pour l’écouter et encore moins le publier.
Mal à l’aise, il l’est aussi avec le politique qui essaie de le convaincre d’intégrer deux services secrets concurrents. Reçu discrètement dans les locaux de l’Elysée il plaide courageusement la cause du peuple opprimé mais pour atteindre le degré de prise de conscience et la condamnation internationale presque unanime d’aujourd’hui il faudra que les plaques géopolitiques bougent, tant la puissance chinoise fait peur.
Racontant la difficulté et la lourdeur d’une mission dont il se sent investi, Eric Darbré fournit aussi dans le récit de ses années de silence la preuve de son travail en donnant chair et vie à ce peuple Ouïgour, fantastiquement rebelle mais fantastiquement faible qui se gargarise parfois de mots et d’espoir face à un colosse destructeur. Honnête il ne cherche pas à idéaliser ces partisans de l’indépendance mais il leur donne la voix, la leur.
« Ils croient nous avoir détruits parce qu’ils nous ont tout pris. Ils ont tort. Il faut toujours se méfier de ceux qui n’ont plus rien à perdre. »
Le dessin de Eliot Franques, on le devine accompagne le texte, l’illustre au plus près, ne cherchant pas à prendre le pas sur le récit mais se révèle très efficace par sa sobriété et sa justesse de trait adaptées au sujet.
Sans image, sans journaliste on disait que l’apartheid en Afrique du Sud n’existait pas puisque l’on ne pouvait le montrer ou le dire. Des mots existent aujourd’hui, ceux de Frédéric Darbré sont parmi les plus crédibles car les plus anciens. Des images existent, notamment les images satellites montrant les camps de travail. Des opposants officiels témoignent désormais dans les plus hautes instances internationales. Cette Bd leur rend hommage et offre un peu d’espoir, si mince soit-il, pour que la pression d’une opinion mondiale informée puisse s’exercer sur un régime totalitaire sans scrupules.