La BD peut se placer dans le champ de la littérature. Avec sa première création, Les Reflets changeants, Aude Mermilliod nous fait entrer dans la vie de trois personnages qui nous ressemblent tant. Les silences remplacent souvent les mots. Avec talent.
La couverture de la BD Les Reflets Changeants ne dit pas la vérité. Pas toute la vérité. Certes le bleu infini du ciel donne une sensation exacte de chaleur sur ce bord de mer entre Cannes et Nice. Mais ce bleu se veut aussi la tonalité d’un bonheur estival qui n’est pas celui de la BD. On pourrait se croire dans une histoire de « Gens honnêtes », comme celle déjà racontée par Durieux et Gibrat. Le dessin des personnages y fait penser. On est en fait dans une histoire de mal de vivre. Si la clarté est lumineuse, ce n’est que pour mettre plus en avant l’ombre qui tamise la vie des trois personnes principales, qui comme dans tout bon « roman choral » vont finir par se rencontrer au terme de trajectoires chaotiques.
Les ciels, couleur d’orange des premières pages de la BD Les Reflets Changeants, nous avertissent pourtant : la vie est belle au soleil couchant mais la nuit et ses noirceurs approchent à grands pas. C’est qu’ils ont des difficultés avec la vie nos trois personnages. Elsa, la plus jeune, a du mal à aimer, prisonnière peut être de la nécessité d’un amour total et sans partage. Jean, homme mûr, divorcé, voudrait que sa vie ressemble à la ligne de chemin de fer sur laquelle il conduit ses trains ; droite et rectiligne, sans aiguillage. Quant à Émile, ancien rapatrié d’Algérie, sourd depuis la fusillade de la rue d’Isly à Alger, il brise son silence en écrivant ses tourments dans un petit cahier d’écolier.
Rien d’exceptionnel dans ces destins et justement c’est la justesse des sentiments exprimés qui permet à Aude Mermilliod, reprenant les mots écrits de son grand-père, de rendre ces trois personnages proches et réels. Ils nous agacent souvent, nous choquent souvent à l’image d’Émile qui pleure « son » Algérie Française et nous fait regretter notre premier élan de sympathie, mais l’auteure ne juge pas ses personnages, observant avec une grande acuité les faiblesses de ces êtres si proches de nous tous. Tous les trois cherchent à gérer leur quotidien au mieux dans une moiteur estivale qui anéantit les grandes révoltes ou les grandes phrases, qui rend chacun plus fragile et plus humain.
C’était pas juste un con, on va dire… C’était… une personne.
Le dessin la BD Les Reflets Changeants se met au diapason, a priori sans grands effets. Pourtant le trait noir précis qui entoure les personnages, les détachant dans de grands aplats colorés, est subtil dans son apparente banalité. On ne fait pas jouer les clairons et les trompettes quand on décrit la vie quotidienne de Madame ou Monsieur Tout Le Monde et on privilégie le silence qu’Aude Mermilliod dessine à merveille. On devine qu’outre le récit du grand-père, la part autobiographique est certainement présente, tant de détails abondent qui donnent corps au récit. C’est ici le cheminement d’un chien le long d’un quai de gare, là une ombre sur un corps exposé au soleil ou encore la transparence de l’eau magnifique d’une baignade dans une calanque. Juxtaposés, ces moments a priori insignifiants, racontent une histoire à laquelle on s’attache.
Avec ce premier roman graphique, Aude Mermilliod, qui a obtenu en 2015 le prix Raymond Leblanc de la Jeune Création, restitue à la perfection la difficulté de vivre dans des existences banales. Son dessin est souvent plus fort que des dizaines de pages de romans choraux écrits et nous donne envie d’attendre avec impatience son prochain ouvrage.
Sur la couverture les plus jeunes des personnages s’envolent et plongent dans le bleu. Le plus âgé reste sur le sol en gardant cependant un sourire aux lèvres. Finalement tout n’est pas si sombre et le bleu a bien raison d’être bleu.
Les reflets changeants Aude Mermilliod, Éditions Le Lombard, août 2017, 200 pages, 22,50€.
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