« Tout fout le camp mon brave monsieur, même la vieillesse ! » Il semblerait que les anciens veulent désormais refaire le monde, celui-là même qu’ils ont pourri ? Vous en doutez ? Une BD vous prouvera le contraire. Les Vieux fourneaux, trois septuagénaires, comme on les appelle, vont soulever le couvercle de la marmite. Attention, ça va bouillir !
« À nos âges, il n’y a plus guère que le système que l’on peut encore besogner. Du coup ma libido s’est reportée sur la subversion ». Voilà. Vous l’avez compris le Grand Soir, la révolte des gueux, se fera avec des v…, avec les seniors. Ils seront des milliers à sortir des maisons de retraite, à se lever comme un seul homme de leurs fauteuils roulants, à jeter leur tisane mentholée par la fenêtre. Déjà ils sont trois. D’abord, il y a Pierre, ancien syndicaliste, qui a fait, il y a bien longtemps un an de prison pour avoir cassé une machine censée le remplacer avantageusement. Ensuite il y a Émile, un peu engoncé dans ses charentaises et son fauteuil. Il a bourlingué, Émile. Dans le monde entier. Ce n’est pas un meneur, un leader, mais un suiveur. Et puis il y a Antoine. Anti-monopolistique. Employé au laboratoire Garan-Servier (!), il apprend à la mort de sa femme Lucette qu’elle a entretenu une liaison avec le patron des laboratoires. Et le voilà parti en Toscane, mélangeant lutte des classes et lutte passionnelle, pour estourbir le vieux patron devenu totalement gâteux.
Pierre et Antoine ressemblent à deux oiseaux, tout de noir vêtus, accompagnés d’Émile, un étrange ballon tout tatoué. Deux pies et leur boule de graisse pour passer l’hiver. On les dirait sortis des « Tontons Flingueurs » ; ils jactent comme chez Audiard. Avec des mots nouveaux ou des expressions imagées. C’est qu’ils sont coriaces nos trois héros : il faut pas leur en compter ! Et puis ils se connaissent depuis leur premier biberon. Une enfance tendrement évoquée, une enfance en noir et blanc. Où déjà ils étaient des pirates.
Oui, ils veulent refaire le monde avec les jeunes, mais les jeunes leur demandent « pourquoi ils l’ont bousillé ce monde ». Cela aurait été tellement plus simple de l’entretenir. La mondialisation, la pollution, le chômage, la violence, c’est leur œuvre, leur hurle Sophie, la petite fille de Lucette. Alors refaites la tourner sur son axe, cette boule totalement déréglée : en plus d’être « la pire génération », vous vivez tous « hyper vieux ! ». Alors, c’est décidé : les v…., les seniors, ils veulent bien les aider ces jeunes, cette Sophie. C’est en compagnie de leur association subversive « Ni yeux ni maître » que Sophie qui va reprendre le théâtre de marionnettes de sa grand-mère pour faire du terrorisme situationnel ! En clair : débouler déguisés en faux aveugles dans les réunions les plus huppées, les plus snobs, afin de les perturber. Ils n’ont pas abdiqué : les revoilà terreurs des administrations, des aires de stations-service ou des meetings politiques.
Pieds nickelés du nouveau siècle, ils sont sacrément attachants ces trois gaillards, ces « vieux fourneaux » qui cachent leurs larmes pour pleurer tranquillement. Faut quand même pas exagérer ! Où va-t-on si l’on se met à faire du sentiment !
Anars oui, assurément, mais tendance Guignol plutôt que bande à Baader. Et puis c’est vrai qu’ils vivent longtemps, alors autant se bouger. Et ce n’est pas parce que l’on a 77 ans que l’on doit donner aux autres l’image de la vieillesse que l’on n’a pas vécu. Émile par exemple qui a dû mal à sortir de son fauteuil ou de sa sieste, qui peut imaginer qu’il est sorti sur les mers du Sud, sorti de bars mal famés à la recherche de vahinés de rêve ? Seuls ses tatouages témoignent de cette vie. Il y a maintenant mais, il y a eu aussi avant. L’avant des années cinquante et le maintenant des années deux mille dix. Cela s’appelle aussi le conflit des générations. Ou chronique sociale.
Alors avant de les juger ces « personnes âgées », apprenons-les à les connaître. Ils déménagent sacrément, assez curieux pour chercher à savoir « qui a bombé la guérite à la Sophie », trop vivants pour réaliser, ou empêcher, « un crime rétroactif passionnel à 77 ans », toujours amoureux de Lucette ou de la vie.
L’auteur Paco Roca évoquait les anciens et la maison de retraite avec douceur et tendresse(*). Mais aussi la maladie, la déchéance. Lupano et Cauuet sont plus optimistes, plus gais, plus subversifs. Ils bousculent les anciens par l’humour tonitruant et iconoclaste. Tant il est vrai que pour ne pas mourir, le mieux, c’est de vieillir !
Seule déception, c’est de devoir refermer une BD trop courte, impatients que nous sommes de connaître la suite. Surtout que deux pistes titillent déjà nos neurones à défaut de réveiller notre libido : un compte aux îles Caïman qui pourrait aider à financer la Révolution, celle d’Antoine et de Pierrot, et un Trésor précieusement enfoui par nos trois héros quand ils étaient enfants. Deux pistes pour le prochain album dont on attend déjà avec impatience la sortie, avant que l’on devienne vieux. Il reste tant de choses à vivre. Et parmi celles-là, découvrir le tome 2.
Les vieux fourneaux, ceux qui restent, Wilfrid Lupano et Paul Cauuet. Éditions Dargaud. 12 euros. Prix des libraires de BD 2014
Il existe une édition Canal BD tirée à 1380 exemplaires, avec un ex-libris numéroté, 8 pages supplémentaires, toilé noir, couverture inédite : 16 euros.
(*) « Rides/ La tête en l’air » de Paco Roca. Collection Mirages. Éditions Delcourt. Remarquable BD évoquant avec pudeur la maladie d’Alzheimer.