Revivre ou refaire son existence grâce aux murs et objets laissés par un inconnu, c’est ce que suggère l’achat d’une maison inhabitée depuis trente ans. Et aussi L’Homme Miroir, BD vertigineuse de Simon Lamouret, parue aux éditions Sarbacane.
On avait quitté Simon Lamouret à Saint-Malo, ses yeux encore surpris et émerveillés par la réception du Prix Révélation ADAGP/Quai des Bulles 2021 pour son remarquable album L’Alcazar, un album qui racontait en trichromie la construction d’un immeuble en Inde. Ce rappel pour dire l’étonnement à la lecture des premières cases de L’Homme Miroir. À peine ouvert l’ouvrage, très soigné, révèle un style graphique qui explose de couleurs, un dessin sans aucun rapport avec le trait précis et fin de la BD précédente. Surprise énorme dans la forme qui va se prolonger dans la lecture et les thématiques. Pas de dépaysement cette fois-ci mais une histoire installée dans notre France profonde, celle de la province où l’on se dit bonjour, ou pas, entre voisins, où le panneau de la commune de Sainte Chabelle annonce la zone commerciale uniformisée. Élise, jeune maman à peine séparée de son compagnon, achète sans la visiter, une maison inhabitée depuis plus de trente ans avec ces précisions importantes : « la propriété est encombrée. Le débarras sera à la charge de l’acquéreur ». Dans son livre Avant que j’oublie (Verdier. Prix du Livre Inter 2020), Anne Pauly devait vider la maison capharnaüm de son père, juste décédé, et décrypter les souvenirs et les secrets de son parent. La démarche d’Élise est identique sauf qu’elle va devoir recenser, trier des objets d’un inconnu qui est décédé en laissant les pièces intactes : paquet de cigarettes comme verre à l’effigie de Babar, mais aussi, et surtout, une carte postale et de nombreux tableaux énigmatiques.
Elle ne va pas être seule pour ce travail de débarras car vont la rejoindre bientôt en camping-car ses parents sexagénaires Philippe et Rachel, fraîchement retraités, et son très jeune fils Antoine. Dans ce lieu mystérieux, où tout est à déconstruire puis à rebâtir, la famille recomposée va devoir retrouver ses marques. Hors des habitudes du quotidien, les tics et les toques révèlent les névroses et font apparaître d’anciennes tensions. Chaque membre de la famille est à un carrefour de son existence, divorce, retraite, et fait le point de sa vie, y compris le petit Antoine à qui un camarade a confié que l’on mourait généralement vers 80 ans. Depuis il s’interroge sur la fin de l’existence.
Ce sont les objets de la maison qui vont servir de révélateur mais aussi de détonateur à ces remises en cause. Chacun, en bricolant une 2CV abandonnée dans le garage, en relisant un livre, colle sur ces objets ses propres fantasmes, ses envies, ses déceptions. Certains tableaux peints par « l’inconnu », ont un parfum oriental. Ils évoquent les œuvres de Delacroix, de Matisse, des illustrations idéales pour proposer l’envie d’ailleurs. Un autre n’est pas sans rappeler l’imaginaire du Douanier Rousseau, sa végétation luxuriante, son lion. Et de débuter ainsi une chasse au fauve improbable, aux reflets surréalistes.
Simon Lamouret entrecroise subtilement toutes ces existences, celles bien réelles de la petite famille nouvellement occupante de la maison et celle du propriétaire d’avant, cet homme miroir dont la maison reflète les vies de ceux qui s’installent dans les murs, comme le suggère la magnifique et habile couverture. De cet homme on ne sait rien, alors on imagine, on suppute. Un carton de dessins retrouvé et c’est une autre profession qui s’offre. Une photo et c’est une histoire d’amour qui est montrée.
Les vies s’entrelacent tel un monde imaginaire interférant avec la vie réelle. Les existences des nouveaux occupants ne sont pas bien enthousiasmantes et ressemblent tellement à nos vies. Alors ces murs et ces meubles survivants d’un monde d’avant, permettent de revenir sur son propre passé mais aussi d’envisager, même de façon éphémère, un avenir proche un peu plus radieux. Rachel, à la manière de Lulu Femme Nue de Davodeau, va ainsi oser une petite escapade, un pas de côté pour remettre son existence en perspective. Elle va le faire en empruntant le camping-car. Une révolution. Quarante ans avec son mari, obnubilé par le niveau d’huile de son camping-car, ce n’est pas rien. Ou si, c’est peut être rien, presque rien.
On se laisse bercer par cet entrelacement de souvenirs réels, de passés fantasmés et de futur incertain. Parfois déroutante la lecture n’en n’est pas moins envoûtante et on se surprend à reprendre des pages pour établir des liens entre imaginaire et réalité à la manière d’Élise, de son fils et de ses parents. Et puis l’épilogue arrive et comme dans un bon polar, on change de point de vue. On recommence, pensant qu’avec un peu d’imagination, on peut redémarrer nos existences à zéro. Illusion ou réalité ? Simon Lamouret nous laisse apporter notre réponse.