BD Lointains mes mots : des mots aux maux

bd lointains mes mots

La mer comme substitut des mots. Sandrine Revel et Anaële Hermans nous invitent à plonger dans le monde du silence. Sensibilité et douceur ont au rendez-vous.

« Encore des mots toujours des mots les mêmes mots, Je ne sais plus comment te dire, Rien que des mots », chantait Dalida.

« Encore des mots toujours des mots les mêmes mots », pourrait fredonner Claire.

C’est que pour elle les mots ont toujours eu une importance essentielle. Les mots des livres d’abord, ceux offerts par les grands parents et puis ceux de son métier ensuite lorsqu’elle devient traductrice français-espagnol. Aussi lorsque à la suite d’un accident vasculaire cérébral, elle est victime de troubles du langage et que sa vie est parsemée de post-it lui rappelant le nom des objets, la vie bascule et elle doit se « réinventer la normalité ».

lointains mes mots

Rarement la dénomination de roman graphique aura autant méritée les termes qui la composent. Le scénario et les dialogues constituent en effet un récit romanesque à part entière, un récit que complètent des illustrations aux tonalités changeantes marquant le temps et les époques, mais aussi l’humeur de Claire. Sobres et sombres dans le présent, elles éclatent de couleurs flamboyantes lorsque l’océan s’offre à nos yeux, comme la couverture qui n’est pas sans rappeler les sirènes de Lorenzo Mattotti. En effet c’est la mer (la mère, l’amer, la maire interrogent les post-it ?) qui va prendre peu à peu la place des mots et des pense-bêtes. Affaiblie, Claire décide de quitter Madrid pour se rendre en Galice, sur la côte et participer au nettoyage des côtes suite au naufrage d’un navire pétrolier. Dans une ambiance mélancolique, animée par des seuls bénévoles et des locaux désappointés ou en colère, elle y retrouve Béatriz, une amie biologiste. Consciente de la fragilité de son hôte, Beatriz va faire découvrir à Claire la plongée sous marine et l’aider à remplacer les mots des poésies qu’elle enseignait et traduisait par les sensations marines. Comme dans sa nouvelle vie, Claire s’immerge peu à peu. Lentement elle ose. Lentement elle découvre le chant des baleines qui traverse des centaines de kilomètres. Elle apprend le système collectif de défense des sardines pour affronter les prédateurs. Elle écoute des légendes maritimes qui datent du siècle dernier, du temps où l’on respectait les mammifères marins et l’ordre naturel des choses. Surtout elle apprend à se baigner dans de nouvelles sensations, dégagées du langage et des contingences terrestres. Plus besoin de mots, de phrases. Claire se laisse aller au vertige de la mer et de ses profondeurs. De l’enveloppement de son corps par le silence.

L’histoire flotte telle l’écume d’une vague avec un flux et reflux qui collent aux états d’âme de Claire. La traductrice doit se réinventer comme la nature souillée par le mazout. Un nouveau départ se profile fait d’hésitations et de doutes. De rencontres aussi tel Antonio qui lui aussi avant de créer et réparer des bateaux en bois avait « la tête beaucoup trop remplie ». On pourrait craindre le pire avec un hymne au retour à la nature mille fois entendu mais le récit est beaucoup plus subtil que cela. Antonio dit aussi « Lire est magnifique ». Le silence de la mer ou la poésie des mots. Claire hésite à choisir. Comme les post-it, les sentiments de Claire changent de couleurs et de tonalités au fil des pages. Au fil du temps.

lointains mes mots

Avec résilience, elle fait de son handicap invisible le fondement d’une nouvelle vie. D’une plongée dans un univers inconnu. Celui des abysses mais aussi du retour à la surface. Ensoleillée comme l’est cette très belle BD qui tire son titre d’un poème de Pablo Neruda.

Lointain mes mots de Anaële Hermans (scénario) et Sandrine Revel (dessin). Éditions Dargaud. 116 pages. 20,50€. Parution : 18 avril 2025. Lire un extrait