En remontant la vie de deux sexagénaires amoureux l’un de l’autre depuis leur jeunesse, Jordi Lafebre, dessine un magnifique hymne à l’amour, « la force la plus grande de l’univers ». Voilà la BD Malgré tout : un air de bonheur et de douceur si nécessaire.
Deux premières cases : deux portraits souriants. Un homme et une femme.
Tous deux ont atteint l’âge de la sérénité comme on dit pudiquement.
L’homme au large sourire s’abrite sous un parapluie. Barbu, il respire la gentillesse et donne envie de le rencontrer.
La femme, juste en dessous, avec deux boucles d’oreilles, est plus dans la retenue. Heureuse d’être présente, elle goûte l’instant.
Deux dernières cases, deux portraits souriants. Un homme et une femme.
Tous deux sont jeunes et beaux, en pleine découverte de la vie comme on dit habituellement.
L’homme aux yeux magnifiquement bleus est émerveillé. Cravate dénouée, il désire sous son parapluie.
La jeune femme, juste en dessous, a déjà deux boucles d’oreille. Elle est étonnée, surprise, attendant un possible bonheur.
La fin est au début et réciproquement. Ainsi est construite cette BD qui débute par le chapitre 20 et s’achève par le chapitre 1. Ce procédé, que Tarantino ou Nolan utilisent parfois dans leurs films, le dessinateur barcelonais Jordi Lafebre l’a aussi employé avec son compère Zidrou, dans la remarquable série Les Beaux étés où la chronologie est malmenée au profit de la nostalgie. Cette fois-ci le créateur espagnol est pour la première fois seul au commande. Et c’est bien, rudement bien.
On remonte donc l’existence de ces deux êtres lunaires, terriblement attachants qui se sont connus plus de quarante années plus tôt. Ana et Zeno tels le début et la fin de l’alphabet. Ana est une heureuse grand-mère au passé actif, ancienne maire, qui s’est plus préoccupée des destinées de la ville que de la vie de son mari. C’est une battante qui sait être intransigeante. Zeno, brillant mathématicien, libraire à la retraite, docteur en physique a bourlingué sur les mers. C’est un doux rêveur qui préfère les aurores boréales aux projets urbains. Elle « veut fonder une famille, vivre une vie bien ordonnée et vieillir sans trop de soucis ». Lui ne s’imagine pas « prendre le petit déjeuner dans la même cuisine pendant 4O ans ». Ils vont se suivre à distance pendant toutes ces années, toujours marqués par leur rencontre dont on ne connaitra les circonstances qu’à la fin comme dans un bon polar. Le début de la BD, ou la fin de l’histoire, semble montrer que quatre décennies plus tard il est peut être possible de démarrer la fin d’une vie, ou le début d’une nouvelle, par un rendez-vous amoureux identique à celui de deux adolescents.
On identifie tout de suite le trait de Jordi Lafebre, ce dessin fait de rondeurs, de légèreté, où les personnages semblent heureux de vivre leur vie et où les regards s’émerveillent des beautés de l’existence et des moments privilégiés qu’elle offre parfois, souvent même si l’on est attentif. En un mot, on appelle cela la tendresse. De la tendresse à la mièvrerie il y a un fil ténu. Lafebre ne le franchit jamais. Pour cela il utilise les métaphores, comme l’âme d’un violon qui ne procure plus aucun son ou la création d’un pont asymétrique nécessaire à la réunion de deux existences. Bien utilisées elles renvoient à une forme de poésie graphique tellement apaisante. Pas de violence, de méchanceté, chacun essaie de se frayer son chemin, selon son caractère, ses envies et chez le dessinateur, les relations sont toujours pleines d’une humanité qui prend souvent la forme d’expressions lumineuses et radieuses.
« La lune s’est mise à tourner autour de la terre encore et encore… même si elle n’a pas réussi à s’accrocher… leurs trajectoires sont à jamais liées. » Ana serait la terre, Zeno la lune… Quand on vous dit que Jordi Lafebre aime les métaphores. Et qu’elles sont chargées d’une tendre poésie.