Alors que s’ouvrent les Jeux Olympiques de Tokyo, une BD nous ramène aux Jeux d’Amsterdam en 1928 quand un petit Nord-Africain remporte le marathon sous le maillot français. Une évocation historique émouvante et documentée.
42,195 kilomètres en deux heures pour le recordman du monde, en trois heures pour des athlètes confirmés, en quatre heures et plus pour les amateurs. C’est long un marathon, c’est le temps libre offert à toutes les pensées, à la vacuité des minutes qui s’égrènent comme à la concentration de l’effort à tenir.
Mettre en bande dessinée cet espace temporel si particulier où le même geste est mille fois répété, avec pour seul horizon cette ligne au sol qui trace le parcours parfait, est une véritable gageure. Nicolas Debon l’a relevé pour le premier ouvrage majeur de sa jeune carrière. Ce n’est pas un des cinq marathons qu’il a parcourus qu’il met en image, mais un marathon olympique immortalisé par une photo culte qui illustre toujours les Jeux d’Amsterdam en 1928: un petit homme Nord Africain avec le dossard 71 pénètre dans le couloir d’un stade.
Son short est ample, sur son maillot trône le coq gaulois, son visage est impassible et derrière lui un homme enthousiaste lève haut le bras sur son passage. Le futur vainqueur s’appelle El Ouafi. Français, il est né aux portes du Sahara algérien. Le supporter est Louis Maertens. Ancien coureur devenu journaliste il va raconter l’exploit du coureur qui passe devant lui avant de rompre le fil de laine qui marque l’arrivée.
C’est de son récit que va s’inspirer l’auteur pour réaliser cette BD étonnante. Debon adopte un point de vue cinématographique et quelques années avant la montée du nazisme les premières planches d’ambiance du stade montrent une architecture sculpturale, monumentale, froide et orgueilleuse qui annoncent les images de Leni Riefenstahl.
De nombreuses pages sont muettes comme des plans d’ensemble magnifiques, d’autres avec des pages de huit cases, voire douze, brisent le rythme et accélèrent la course. À la manière de la couverture quelques pleines pages donnent un caractère intemporel à ce qui n’est plus alors une course, mais une lutte contre soi-même. Sublimes, elles montrent la petitesse de l’athlète dans la nature ou l’architecture urbaine.
Le lecteur est mis à contribution, car seules trois couleurs sont utilisées : le blanc, le noir, une couleur rougeâtre agrémentée de quelques touches de bleu. À lui d’intégrer et d’imaginer les différentes nuances de vert quand le petit El Ouafi s’enfonce dans les arbres longeant un canal. C’est une voix « off » qui accompagne les foulées des athlètes permettant de multiplier les points de vue tantôt intime, tantôt historique, tantôt sportif.
On ne cause pas au cours d’un marathon et le texte ne pouvait être qu’extérieur aux athlètes. On devine l’énorme travail de documentation nécessaire pour mener ce récit porté bien entendu par l’origine nord africaine de l’athlète français, manoeuvre aux usines Renault de Boulogne Billancourt. Sans appuyer lourdement sur cette toile de fond, la vie d’El Ouafi
« se confond pourtant intimement avec la grande Histoire, celle des guerres, des empires coloniaux et de leur démantèlement ».
Sa victoire gêna semble-t-il beaucoup de personnes, mais la délégation française accepta son unique triomphe qui sauvait un bilan global catastrophique. Alors peu importe, le statut indigène du champion « valait bien une médaille ». À la fin de l’ouvrage une double page documentaire fournit d’intéressants compléments sur l’évènement et la vie de Boughera El Ouafi, qui se terminera misérablement, sans emploi hébergé dans la famille de sa soeur, à la cité jardins de Stains. On y découvre notamment une photo des quatre participants français avant le départ. Étrangement le futur vainqueur semble un peu à l’écart, à part de ses compatriotes, les épaules tournées vers ailleurs tel un symbole des « événements » à venir quelques décennies plus tard. Et l’annonce d’un autre Français d’Algérie, Alain Mimoun, vainqueur du marathon de Melbourne en 1956. Comme un passage de témoin avant l’indépendance de l’Algérie.
Marathon de Nicolas Debon. Éditions Dargaud. 120 pages. 19,99€. Paru le 25 juin 2021.