Martin Veyron fête son retour à la Bande dessinée avec un conte philosophique d’une actualité permanente. De quoi avons-nous vraiment besoin pour vivre heureux demande la BD « Ce qu’il faut de terre à l’homme » ? Un Moujik répond pour nous à sa manière à cette question brûlante.
Cela pourrait être l’illustration d’une fable ou d’un conte de Jean de la Fontaine. On y trouve des animaux, des hommes, des paysans, avec leurs défauts et leurs faiblesses, et une morale que l’on découvre à la dernière page. Cela pourrait être, mais cela n’est pas. Nous ne sommes pas au XVIIe siècle, mais à la fin du XIXe siècle. Les animaux ne parlent pas, seuls les hommes dialoguent. Le paysage n’est pas un paysage imaginaire, mais un monde bien réel, celui des Moujiks et de la Russie impériale. Le récit n’est pas de l’auteur de Château-Thierry, mais de Léon Tolstoï, auteur au début du siècle dernier d’une nouvelle éponyme, publiée en France en 1906.
Durant un an, Martin Veyron s’est en effet consacré à la lecture des auteurs russes et a déniché au cours de ses pérégrinations intellectuelles cette pépite qui jamais n’a semblé autant d’actualité. Dès les premières pages, dans un dialogue éclairant entre deux sœurs l’enjeu du récit est connu : la première s’est mariée à la ville avec un homme riche et entreprenant et se réjouit de ne plus côtoyer les animaux tout en se vêtant des plus beaux tissus. La seconde, mariée à Pacôme, restée à la campagne se satisfait de ce qu’elle possède et se réjouit d’une vie riche en sentiments qui lui suffit.
Cette joie semble être partagée par les habitants du village qui s’adaptent et respectent plus ou moins le droit de propriété, selon les difficultés rencontrées pour boucler les fins de mois. Il n’est pas rare en effet que par « inadvertance » les bêtes aillent paître dans les prés et champs de la noble barynia (baryn mot russe désignant le seigneur, le propriétaire, d’où barynia, l’épouse du seigneur). Mais peu importe. Chacun y trouve son compte. Un jour, un nouvel intendant va pourtant venir casser ce bel ordonnancement en faisant respecter scrupuleusement les limites du domaine. Amendes et coups de fouet vont modifier, dès lors, l’ordre des choses et les rapports entre membres de la collectivité. Un nouvel ordre se met insidieusement en place.
Pacôme, travailleur et sérieux, pris dans un engrenage que le récit, découpé en saynètes vivantes, décrit parfaitement va devenir progressivement et à son insu un double de l’intendant écarté. C’est un glissement lent et progressif, que Martin Veyron nous invite à suivre avec une force d’autant plus implacable qu’elle est insidieuse et logique. Pacôme, pour répondre aux exigences nouvelles qu’il va se créer lui même, va vouloir étendre ses propriétés, payer des employés, faire respecter à son tour ses clôtures et même chercher de nouveaux débouchés loin de son village.
Comme toute fable, l’histoire se veut symbolique et toute ressemblance avec l’histoire économique du XXe siècle est heureusement prémonitoire.
Le Moujik est tout le contraire d’un salaud et son ambition, légitime et nullement mégalomaniaque, rend la démonstration d’autant plus crédible et forte. Martin Veyron saisit merveilleusement ces scènes des champs ou de cafés qui, à défaut d’être paradisiaques, dévoilent un monde simple où la nature compte plus que la propriété. La fumée des pipes se collant au plafond empêche les paroles de s’envoler et survole des trognes merveilleusement croquées. La communauté villageoise a un mode de vie où, sans grand artifice, la solidarité est omniprésente. Le bon sens est du côté de Pacôme et de son épouse qui constate, désolée, mais lucide, la transformation de son mari. Le dessinateur, dans un récit parfaitement maîtrisé, passe de merveilleuses petites vignettes à des pages pleines dont l’alternance sait saisir avec justesse et poésie celle des saisons, marquant ainsi le caractère universel et intemporel du récit. Quand des couleurs tout en nuances éclairent magnifiquement le propos…
On peut voir dans cette superbe bande dessinée, s’inspirant pourtant d’un récit datant de plus d’un siècle, la description de l’avènement du capitalisme et du monde industriel. À la manière de la Ferme des Animaux de George Orwell qui décrit la mise en place logique et implacable d’un régime politique dictatorial, Ce qu’il faut de terre à l’homme, dans une démonstration d’autant plus probante qu’elle est fine et légère, explique plus d’un siècle d’économie et de transformations sociales. Elle montre le passage de la vie collective assumée à un individualisme forcené, ou comment on peut perdre sa vie à la gagner.
Comme une parabole, la dernière partie du conte, dont la conclusion semble inéluctable, se déroule du lever du jour au coucher du soleil. Comme entre le début d’un monde et sa fin. Une journée, le temps nécessaire pour découvrir « ce qu’il faut de terre à l’homme » : « deux mètres de longueur sur un mètre cinquante de longueur et de profondeur…. ».
Ce qu’il faut de terre à l’homme, Martin Veyron. Adapté d’une nouvelle de Léon Tolstoï. Éditions Dargaud. 19,99 €. 142 pages. E-book : 9,99 €
Public :
Ado-adulte — À partir de 12 ans
La nouvelle de Léon Tolstoï est extraite du recueil « Scènes de la vie russe » et s’intitule « Qu’il faut peu de place sur terre à l’homme ». Vous pouvez l’écouter ici ou la lire ici.
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Martin Veyron est né à Dax en 1950, il est dessinateur et scénariste. En 1975, son diplôme des Arts déco de Paris en poche, il fonde, avec Jean-Claude Denis et Caroline Dillard, le studio. Il publie ensuite ses premières illustrations dans « Lui », « L’Expansion » et « Cosmopolitan ».
En 1977, il débute dans la bande dessinée en créant son inoubliable Bernard Lermite dans “L’Écho des savanes’, où il scénarise aussi ‘Edmond le cochon’, série dessinée par Jean-Marc Rochette. Il cosigne également ‘Oncle Ernest et les ravis’ (Casterman, 1978) avec Jean-Claude Denis.
En 1982, un autre de ses titres phares, ‘L’Amour propre’, paraît dans ‘L’Écho des savanes » avant d’être publié chez Albin Michel l’année suivante. En 1985, Veyron porte lui-même cet ouvrage à l’écran, avec Jean-Claude Dauphin et Corinne Touzet dans les rôles principaux.
Dans ‘Pilote’, il publie la suite de Bernard Lermite et, sous le pseudonyme de Richard de Muzillac, ‘Olivier Désormeaux’ (dessin de Diego de Soria). En parallèle, il publie de nombreux dessins de presse dans ‘Libération’, ‘Paris-Match’, ‘Le Nouvel Observateur » et ‘L’Événement du jeudi ». Plusieurs de ces dessins sont ensuite réunis en recueils : ‘Un nègre blanc le cul entre deux chaises’ (Futuropolis, 1980) ; ‘Vite ! ’ (Albin Michel, 1988) ; ‘Politiquement incorrect’ (Hoëbeke, 1995).
Veyron devient le dessinateur de presse attitré d’InfoMatin en 1994, puis, en 1996, il écrit un roman, ‘Tremolo Corazon’ (Jean-Claude Lattès). Ensuite, deux de ses albums majeurs paraissent chez Albin Michel : ‘Cru bourgeois’ (1998) et ‘Caca rente’ (2000).
En 2001, il est nommé Grand Prix du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, et assure donc la présidence du festival en 2002.
En 2009, il revient sur l’expérience de ‘L’Amour propre’, avec ‘Blessure d’amour-propre’ (Dargaud). Au lieu de livrer à ses lecteurs la suite qu’ils attendent depuis vingt-six ans, il leur propose de découvrir Martin Veyron, auteur vieillissant d’une bande dessinée érotique à succès…
Depuis, toujours chez Dargaud, il a signé le diptyque ‘Marivaudevilles de jour’ et ‘Marivaudevilles de nuit’ (2012).
En 2015, sort ‘Ce qu’il faut de terre à l’homme’ une fable au thème universel et intemporel : la cupidité des hommes.