« Drôles d’animaux les humains ». C’est ce que disent une grenouille et un chat lorsqu’ils observent le quotidien de six habitants de Dave Rivage. Ils racontent la formidable vie de nous autres, les anonymes. Drôle et tendre, sérieux et dérisoire. La BD Nos rives partagées, un gros coup de coeur d’Unidivers.
La BD Nos rives partagées débute par un long travelling : une rue d’une petite commune, une fenêtre ouverte et dans la nuit naissante, une silhouette éclairée. Jolie la silhouette, elle attire l’oeil. Et puis on glisse au bord de la rivière, un père et son fils guettent des animaux. Eux aussi cherchent à voir. Avec un appareil photos. L’image se déplace. On retourne dans les rues. C’est une autre fenêtre qui est ouverte. Au rez de chaussée cette fois. Un homme en fauteuil, fume. Il respire l’air du soir. Une bouffée. La dernière peut être de la journée. Ou de la vie? Ce n’est pas une caméra qui nous entraine ainsi de vie en vie. C’est un chat qui nous guide. Il vadrouille, guette, regarde les humains, ces êtres étranges dont il essaie de comprendre les actions et les pensées. Il rend compte à la grenouille qui lui demande de raconter ces bipèdes en train « de se débattre dans leurs petites vies ». Cela ressemble à une fable de La Fontaine mais cette fois-ci ce sont les animaux qui observent les comportements des Hommes et les comparent aux leurs. Et c’est tout aussi édifiant.
Le village est grand. La grenouille est exigeante, curieuse. Le félin haineux va devoir concentrer son attention sur six individus. Six, comme dans le texte de Pirandello mais contrairement à la pièce de théâtre, les six personnages du récit ne sont pas en quête d’auteur. Leur quête est plutôt celle de l’amour car ils en manquent terriblement. Trois adultes, trois jeunes. Trois hommes, trois femmes. Trois générations. Et six frustrations. Elles sont petites ces existences mais elles méritent bien qu’une scénariste et un brillant dessinateur s’intéressent à elles puisque comme le déclare la grenouille « ces humains là valent bien les autres ».
Jill et Hugo sortent de l’adolescence. Ils cherchent le désir, hésitent mais leur possible relation s’annonce douce, respectueuse, légère comme la bretelle d’un caraco qui glisse. Simon et Diane ne sont plus des adolescents. Lui est fatigué de son métier de prof. Elle cherche à se reconstruire après une opération. Ils sont dans l’entre deux, entre deux âges, deux vies, deux futurs. Le futur, Nicole et Pierre n’en n’ont plus guère. Pierre vit ses derniers jours en fauteuil roulant. Nicole a toujours ses rêves de révolution. Ils ont l’âge d’avoir vécu des drames, des manques.
Ils sont figés. Statufiés. Bloqués dans une impasse, celle de leur existence. Ils ne vont pas très bien.
Comment sortir de ce mal être? En bougeant, en causant, en discutant. Comme dans tout récit choral, les existences de chacune et chacun vont se rencontrer et se télescoper. Il suffit d’un petit apéro pour confier les difficultés d’être prof ou d’une nuit bien sombre pour oser un regard consenti sur un joli décolleté. Il y a du Rabaté et ces Petits Ruisseaux dans l’amour entre sexagénaires et plus. Dans le dessin aussi. Léger, tendre et doux comme les livres illustrés pour enfants des fables de La Fontaine. C’est incroyable comme on peut dire des choses profondes et magnifiques en évoquant la vie de gens ordinaires qui vivent pourtant des vies exceptionnelles car uniques, comme toutes les vies.
Seul le chat détonne. Il a la haine des humains qui s’ingénient et s’acharnent à détruire le monde. Il voit l’eau monter comme dans le Déluge mais un déluge où les animaux, sauf le chat, sauveraient les Hommes en perdition: une arche de Noé inversée. La fable humaine se conjugue avec une fable climatique.
Entre rives partagées et rêves partagés, une seule lettre change mais tout change. Nos six personnages ont décidé de quitter leurs rives habituelles pour accepter leurs rêves. La vie décidera et leur dira si ils ont eu raison mais comme pontifie gravement la grenouille sur son nénuphar: « La vérité n’existe pas. Il n’y a que des histoires avec différents points de vue ».
Pas de vérité certes mais une possible morale que l’on imagine en quelques mots: « oser, foncer, aller droit de l’avant, rencontrer les autres ». Cette conclusion, Esope ou La Fontaine l’auraient dit en grec ou en français du XVII ème siècle. Cela aurait eu certainement plus d’allure.