Oken est une adaptation de Shih-hung Wu parue aux éditions Le Lombard d’un recueil de poésie d’un écrivain et poète taïwanais, Yang Mu. Oken nous entraine à la découverte de l’histoire d’une île maltraitée et au cheminement d’un enfant vers l’art. Magnifique.
Que peut-on imaginer du monde quand on est enfant et que l’on regarde une araignée d’eau posée à la surface d’un ruisseau ? Que dit cette araignée de nos vies, de la nature qui nous entoure? « Tandis que la créature dansait à la surface mon cœur glissait dans la quiétude », c’est ainsi que Oken, surnom d’enfance du grand poète taïwanais Yang Mu, décrit l’émotion que l’insecte lui procure. Tel est le monde offert au regard des futurs Hommes, libre et multiple selon les yeux de celui qui observe. Oken n’y voit pas un objet d’étude scientifique mais une source de rêverie. Oken sera poète. C’est cette naissance à la poésie que raconte cette BD, adaptation du dernier chapitre d’un recueil, intitulé Mountain Wind and Ocean Rain écrit entre 1984 et 1986. Shih-hung Wu, taïwanais réputé dans le domaine de l’animation, nous propose cette vision onirique d’un texte qui mélange réalisme et politique avec la naissance spirituelle au monde d’un enfant qui va découvrir sa vocation artistique.
Des hommes tuent un gentil chien gratuitement, Xiao-yu une fille de la classe est disparue de l’école suite à un tremblement de terre, un professeur d’école s’en prend à un étudiant qu’il accuse de parler japonais, le père est devenu mutique suite à une irruption de la police militaire. Ces quatre événements majeurs dans la vie de Oken assurent le passage à l’âge adulte d’un jeune homme sensible avant tout à la pluie, au « parfum intriguant qui hantait les collines et les champs verdoyants ». Rêveur ne veut pas dire aveugle aux événements et le récit baigne dans l’Histoire de l’île de Taïwan marquée par la guerre, la décolonisation japonaise, la tutelle nationaliste chinoise, la loi martiale, les tremblements de terre. On découvre cette histoire mal connue en occident d’une terre martyrisée, objet de toutes les convoitises impérialistes en raison de sa situation stratégique essentielle. Oken enfant, essaie de décrypter ce monde complexe des adultes qui l’amène à fuir sa ville natale de Hualien. La souffrance de ses parents devient la sienne et Oken comprend rapidement qu’il doit chercher du réconfort dans la beauté naturelle du monde. Il découvre la magnificence du travail du sculpteur travaillant le bois. Il découvre l’Art. Cet éveil s’accompagne pour le lecteur d’un regard neuf sur le monde qui nous entoure grâce à la magie des illustrations de Shih-hung Wu. Dans la tradition graphique asiatique, le dessinateur-peintre nous propose de merveilleux paysages traditionnels dans lesquels l’eau de l’aquarelle se mélange avec l’encre de Chine. Fidèle au récit le réalisme s’efface parfois pour laisser la place à l’onirisme et à la poésie naissante du jeune poète. Le noir glisse sur la feuille de papier, occupe une place de plus en plus importante et dissimule les rêves en train de se dévoiler. S’entrelacent ainsi la vie poétique et la vie réelle.
Comme des haïkus, on feuillette l’album au hasard et on regarde ces pages qui nous emmènent loin des ailes des bombardiers américains, remplaçant la violence des guerres par celle des tremblements de terre. Ainsi passe-t-on de l’âge de l’enfance à l’âge adulte : « Le temps du vert pâle, du jaune brun et du bleu sombre entrelacés s’évanouissent vite » écrit Oken. Les dernières pages s’éclaircissent et la mer bleue se déplie sur les dernières cases :
« Si je reste assis à écouter la marée
j’observe les formes des vagues
esquisser mon avenir ».
Assis en lisant cette splendide BD, à défaut d’avenir, on déguste le présent, celui d’une lecture poétique et intime. Bouleversante.