Pereira prétend, c’est la nouvelle BD de Pierre-Henry Gomont. Pour vivre heureux faut-il vivre caché ? Doutor Pereira, personnage central de la BD Pereira prétend hésite à répondre à cette question insistante, dans le Portugal dictatorial de Salazar. Pierre-Henry Gomont, mettant en dessin le roman éponyme d’Antonio Tabucchi, l’aide à apporter un début de réponse.
Si vous avez gardé votre âme d’enfant, vous vous souvenez probablement d’un petit grillon, du nom de Jiminy Cricket, qui perche sur l’épaule de Pinocchio. Il est la conscience du petit pantin de bois. Doutor Pereira, lui n’a pas un Jiminy Cricket, mais de nombreux petits doubles avec lesquels il se débat. Ces petits personnages sont en fait ces « âmes » ou comme le dit un médecin ses différentes personnalités qui se combattent pour imposer un « moi » hégémonique. Ils sont partout et rendent instable la pensée de Pereira. Il faut préciser que la situation de ce dernier est perturbée en cette année 1938, à Lisbonne, année clé de ce qui est en train de devenir le Salazarisme.
Dans les rues de la capitale portugaise, on enlève, on tabasse à tout-va. La presse est contrôlée et Doutor Pereira dans un journal dit « indépendant » ferme les yeux, se concentrant sur la traduction d’auteurs français qu’il publie dans sa page culturelle. Un petit bonhomme, sur son épaule, le dérange bien, lui rappelant les horreurs de la rue, mais il l’oublie dans un dialogue avec une photo de sa femme décédée, ou avec les plaisirs de la table et des citronnades sucrées qui font de lui un être corpulent et presque immobile.
Un jour, il rencontre Francesco Monteiro Rossi, un jeune écrivain philosophe, à qui Pereira va proposer d’écrire les nécrologies d’écrivains vivants, proposition qui va rapidement devenir subversive quand il faudra louer par exemple les mérites de Frédéric Garcia Lorca ou de Maïakovski. Avec l’apparition dans sa vie de Monteiro Rossi et son amie, Pereira va tenter de se mettre en mouvement.
Confronté à ces contradictions, c’est à un véritable pugilat que se livrent alors les multiples âmes du journaliste. Dans « Seul dans Berlin », le magnifique roman de Hans Fallada*, la résistance s’organise autour de quelques petits bouts de papier écrits à la main et distribués dans des boîtes aux lettres par quelques personnages anodins, anti-héros, sans courage particulier, mais à qui la dictature devient insupportable. Les mots pour lutter contre la dictature. Pereira s’aperçoit à son tour que les phrases écrites ne sont pas uniquement des moyens d’évasion, de culture, mais peuvent devenir des armes contre l’arbitraire. Il lui faudra du temps pour bouger sa lourde carcasse symbole de son immobilisme. Pereira ne lèvera pas le poing, ne manifestera pas, ne criera pas, mais agira finalement avec ses armes. Cette prise de conscience a le mérite d’être d’autant plus crédible qu’elle est lente et progressive. La force exceptionnelle du dessin est d’accompagner notamment par des changements de tonalité permanents les états d’âme emplis d’hésitation du journaliste.
C’est son éditeur qui proposa à Pierre-Henry Gomont d’adapter le roman « Sostiene Pereira » de l’Italien Antonio Tabucchi paru en 1994 et porté à l’écran en 1995 avec dans le rôle principal Marcello Mastroianni. Il eut raison de le faire, car le dessinateur s’est parfaitement immergé dans cette adaptation sachant par des procédés graphiques différents créer des ruptures de rythme présentes dans le roman et reconstituer une chaleureuse ambiance méditerranéenne. On est proche des techniques et du dessin de « Come Prima » d’Alfred qui évoque la chaleur italienne. Les rayons du soleil pèsent sur les épaules de Pereira presque autant que son indécision à fermer ou ouvrir les yeux sur les horreurs de la dictature
Le bleu immaculé du ciel contraste avec la noirceur des interventions de la police de Salazar. On se promène dans Lisbonne magnifiquement dépeint et dont on découvre à la fin de l’ouvrage des croquis de repérage faits sur place. Cet album est aussi celui d’un pays, d’une ville partie intégrante d’une époque où les rues de la capitale semblent occupées uniquement par des militaires et des policiers. Peu de passants dans les rues en pente, chacun restant confiné dans son intérieur sécurisant.
« Pereira prétend » démontre une fois de plus combien la BD peut s’emparer des sujets les plus difficiles et reprendre à son compte, sans les trahir, les œuvres littéraires originales. Quelle capacité de résistance avons-nous face à l’ignominie ? Pereira, avec un cheminement humain chaotique, apporte une réponse lumineuse, car terriblement vraie et modeste. Sans emphase ni héroïsme. Et Pierre-Henry Gomont en est son remarquable traducteur.
BD Pereira prétend, roman de Antonio Tabucchi, dessins de Pierre-Henry Gomont. Éditions Sarbacane. 160 pages. Parution septembre 2016. 24 €.
Cette BD fait partie des cinq BD élues par l’Association des Critiques de Bande Dessinée pour le Grand Prix 2017. Les quatre autres ouvrages retenus sont : « Monsieur Désire ?» de Virginie Augustin et Hubert chez Glénat, « Stupor Mundi » de Néjib chez Gallimard, « Les Voyages d’Ulysse » d’Emmanuel Lepage, Sophie Michel, et René Follet chez Daniel Maghen, « Shangri-La » de Mathieu Bablet chez Ankama.
(*) « Seul dans Berlin » de Hans Fallada. Nouvelle édition complète
Le scénariste / dessinateur
Pierre-Henry Gomont, né en 1978, dessine en 2011 son premier album, Kirkenes, chez Les Enfants Rouges. Puis il écrit et dessine Catalyse, publié chez Manolosanctis. Début 2012, paraît Crématorium chez Kstr avec Eric Borg au scénario. Il a signé un album BD remarqué avec Eddy Simon paru en 2014 chez Sarbacane : Rouge Karma. Puis Les Nuits de Saturne en 2015. Il vit et travaille à Bruxelles.