Quatre auteurs ont été nécessaires pour écrire ce formidable ouvrage paru aux éditions La Déviation, Pilote, la naissance d’un journal, racontant la naissance de ce journal mythique qui va tant influencer l’histoire de la BD. Un ouvrage de référence indispensable.
Vous ne le savez probablement pas mais le jeudi 29 octobre 1959, se produisit un évènement extraordinaire. Entre deux cent et trois cent mille adolescents se ruèrent dans les kiosques à journaux pour y acheter le numéro d’un nouvel hebdomadaire: Pilote. Commençait ce jour là une aventure qui s’achèverait trente ans plus tard et marquerait toute une génération. Trente ans ce fut aussi le délai nécessaire pour réaliser ce magnifique ouvrage qui raconte la naissance du journal jusqu’à son premier anniversaire et son rachat par Georges Dargaud en décembre 1960.
Passionnante cette histoire, car elle se confond avec une période clé de l’évolution de la Bd, ces « histoires en images » qui vont rentrer peu à peu dans l’âge adulte. Il fut un temps où les éditeurs de journaux furent les maitres du monde. On se rappelle comment étaient traités les photographes avant la naissance de l’agence Magnum : pas de crédit mentionné, photos recadrées sans autorisation, rémunération faible et sans contrôle. En ce début des années cinquante, la situation des dessinateurs, et encore plus des scénaristes, est proche de l’invisibilité totale. La naissance de Pilote s’inscrit dans le cadre revendicatif de la prise en charge par les créateurs eux mêmes de leurs parutions pour une juste reconnaissance, une rémunération correcte et un droit de regard sur leurs créations. Trois noms majeurs de l’histoire de la Bd participent à ce mouvement et à la création de Pilote : Albert Uderzo, René Goscinny et Jean-Michel Charlier. On connait évidement leurs noms mais connaissez-vous ceux de François Clauteaux, Jean Hébrard ou encore René Ribière ? Pourtant la création d’un journal ne nécessite pas seulement des journalistes et des auteurs mais aussi des investisseurs, des publicitaires et des amoureux de la presse, de son pouvoir d’éducation. Les noms de ces novateurs et quelques autres sont enfin mis sur le devant de la scène grâce à un récit passionnant qui débute avec la vie de François Clauteaux, jeune homme de son temps qui rêvait de créer un journal pour jeunes, intelligent, français, éducatif. Il est le véritable « inventeur » de Pilote et de son titre. Le soin apporté dès les premières pages à raconter sa vie est éclairant et dit une époque.
Les auteurs nous livrent dès lors une enquête globale minutieuse et précise mais aussi une restitution écrite et iconographique claire, ludique et parfaitement documentée. Ils s’attardent longuement et à juste titre sur ces hommes de l’ombre pourtant signataires de tous les actes constitutifs de l’hebdomadaire, qui font l’objet de nombreux témoignages d’époque ou recueillis auprès de leurs descendants. On assiste au passage d’un nouveau monde économique et mondial dans lequel la presse subit elle aussi sa révolution. Fruit d’une rencontre parfois fortuite ou parfois logique d’individus exceptionnels, la naissance de Pilote rompt avec une « presse à papa » dépassée par l’apparition de la radio et notamment de Radio-Luxembourg, accaparée par le poids croissant de la publicité. Esso, Dopo s’engagent dès les débuts pour fidéliser les jeunes lecteurs. L’hebdomadaire apprend aussi des échecs de multiples journaux précédents, souvent éphémères, Pistolin, Risque-Tout, le Supplément illustré, Clairon, Jeannot, préalables sans doute indispensables par leurs enseignements.
Pilote n’est pourtant pas alors un journal de Bandes dessinées, mais un « grand magazine illustré des jeunes » puisque le modèle souvent évoqué au départ est celui d’un Paris Match pour des adolescents. Articles d’actualité, de vulgarisation scientifique avec notamment sa mythique double page centrale Pilotorama, jeux, courrier des lecteurs remplissent ainsi près de la moitié des 32 pages. Il faudra attendre 1963 et la nomination au poste de rédacteurs en chef de Goscinny et Charlier pour que l’on puisse parler de journal BD. Pourtant Pilote qui a du mal à trouver des créateurs et remplit ses pages illustrées comme elle le peut, débute dans on premier numéro avec quatre œuvres majeures qui vont entrer dans l’histoire : Astérix et Obélix, Barbe Noire appelée alors Démon des Caraïbes, le Petit Nicolas et Michel Tanguy. L’ouvrage est splendide lorsqu’il reproduit en intégralité le numéro zéro et le numéro 1 du journal, ses fac-similés étant suivis d’une analyse page par page des différentes rubriques. On se plonge avidement dans ses articles pour comprendre au mieux la fabrication du chemin de fer d’un journal, sa mise en page mais aussi les contraintes de son contenu rédactionnel. Les plus anciens y retrouveront des souvenirs d’enfance, les plus jeunes découvriront la naissance de héros toujours vivants avec les couleurs d’imprimerie flashy.
Parfois le récit devient enquête journalistique quand est analysée la photo de couverture, censée représenter tous les hommes (pas une femme!) à l’origine du journal, avec ses inconnus, ses doublures ou encore quand un encadré décrit la quête de l’appartement où Uderzo et Goscinny créèrent Astérix. L’ouvrage oscille ainsi entre anecdotes succulentes et la grande histoire qui se fonde dans celle d’une époque en pleine révolution.
Le bonheur de lecture est total tout au long des 320 pages. Il est conforme aux vœux initiaux de l’inventeur de Pilote, François Clauteaux qui souhaitait instruire en amusant. Un ouvrage à classer dans les incontournables de l’histoire de la BD.
PILOTE, la naissance d’un journal de Christian Kastelnik, Patrick Gaumer, Clément Lemoine et Michel Labailly. Editions La Déviation. Tirage: 2500 exemplaires. 320 Pages. 50€.