Avec la bande dessinée Quelque chose de froid, publiée aux éditions Glénat, Pelaez et Labiano évoquent l’ambiance des films noirs américains des années quarante et cinquante. Tous les codes du genre sont réunis pour un récit haletant. Et inquiétant.
Noir est un adjectif souvent accolé au terme de polar. Pas le noir des peintures de Pierre Soulages qui renvoie de la lumière, plutôt le noir abyssal des bas-fonds, de l’enfer, des caves, des prisons. C’est de celui-là qu’il s’agit dans cette BD qui rend un très bel hommage au cinéma américain des années cinquante et aux polars de la « Série noire » si chère à Marcel Duhamel, créateur de la collection chez Gallimard. Noir, le livre l’est aussi dans la tonalité des dessins puisque les seules taches de couleur sont le rouge vif du sang d’un meurtre et celui plus sourd d’un incendie nocturne. Ne cherchez pas du jaune ou du bleu, ces teintes n’existent pas dans le milieu de la pègre des années trente. Noir enfin dans le récit, lourd d’un règlement de compte entre mafieux sous le regard d’une police corrompue jusqu’à la moelle.
On pense à la silhouette de Humphrey Bogart en Philip Marlowe, dans son imperméable mastic et son feutre mou sur la tête quand apparaît le dessin de Ethan Hedgeway. Pourtant, deux différences essentielles entre l’acteur et le personnage principal de la BD. D’abord, Ethan a une petite moustache, au-dessus de sa cigarette coincée entre les lèvres. Ensuite, Bogart est un détective qui agit pour le bien et la découverte de la vérité. Ethan Hedgeway est un truand, homme de main de Milano, chef de gang dans l’Ohio qui a laissé croupir son homme à tout faire pendant cinq années en prison. Pour se venger, Hedgeway, à sa sortie, a volé les carnets de comptes, de l’argent et surtout, quelques gros diamants de son ancien patron. Celui-ci a fait assassiner la femme de Hedgeway et lui a renvoyé son corps en morceaux dans plusieurs colis. On devine que Ethan prépare à son tour sa vengeance en venant se jeter, a priori bêtement et ouvertement, dans la gueule du loup.
À cette intrigue relativement classique s’ajoute un fait divers sanglant : dans le bidonville de Kingsbury Run, sordide à souhait, un tueur en série, le « tueur au torse », laisse des cadavres tronqués au alentours de la cité. Les deux affaires, et peut-être les deux tueurs, vont alors se croiser pour laisser apparaître chez Ethan une version sombre de son âme : le crime comme source de jouissance, de plaisir, la découverte de la fascination du mal. Cette introspection apporte une dimension supplémentaire à un récit déjà haletant, mené de main de maître par le scénariste Philippe Pelaez. La voix off d’Ethan qui raconte l’histoire est riche et abondante, comme une œuvre littéraire romanesque, sans trop plein : « Même si j’avais une confiance relative en Dieu, j’ai compris ce jour-là qu’il n’était pas originaire de Cleveland. Il avait épinglé ces cloportes sur le lit d’une rivière asséchée, pour sa grande collection du pitoyable ».
L’écrit compte autant que le dessin exceptionnel de Labiano qui utilise à outrance les ombres, suffisamment pour dissimuler les horreurs commises. Les portraits des principaux protagonistes sont éclairés par en-dessous, rendant leurs trognes grotesques ou terrifiantes, selon le registre de leurs personnages. Par la description minutieuse et magnifique des lieux qui n’est pas sans rappeler les dessins du New-York de la même période de Mikaël (Giant, Harlem, Bootblack, voir chroniques), nous sommes plongés totalement dans l’univers cinématographique américain des années quarante que le scénariste évoque dans sa remarquable postface. Quartiers mal famés, bords de mer, entrepôts, chambres d’hôtel sordides sentent le moisi, la puanteur, les fumées d’usines. Nous marchons avec Hedgeway sur les trottoirs humides d’une ville que se partagent les gangs, la police et les politiciens. Les dialogues à la Chandler sont au diapason et tous les codes du film et polar noir sont présents, y compris la présence secondaire de Eliot Ness, le fameux policier incorruptible, sans oublier l’obligatoire « femme fatale ». Elle s’appelle ici Victoria, troublante et énigmatique unijambiste qui sème la confusion entre sentiments réels et faux-semblants. Il ne manque pas une jarretelle sur sa jambe gainée de noir.
Pour les nostalgiques de Lauren Bacall et de Humphrey Bogart, cette BD les ramènera dans les salles de cinéma aux fauteuils de velours rouge. Pour les autres, elle sera une porte ouverte sur un genre un peu délaissé mais si riche à découvrir. Pour toutes et tous, elle est un ouvrage réussi qui devrait être suivi de deux autres titres « one shot », Au sud, l’agonie et Comme un canari dans une mine de charbon, pour former bien entendu « Trois Touches de Noir ». De quoi se préparer à ressentir des « sueurs froides ».
Quelque chose de froid de Pelaez (scénario), Labiano (dessin) et Maffre (couleurs). Éditions Glénat. 64 pages. Parution : 6 mars 2024. 15,50€.
Un « cahier bonus » raconte l’histoire du film et du polar noir. Il est complété par une importante bibliographie sélective.