BD. Avec Rébétissa, David Prudhomme dévoile le pendant féminin de Rébétiko

rebetissa david prudhomme

Dans l’édition collector de Rébétissa, qui précède la parution de l’édition normale, David Prudhomme prolonge un récit débuté il y a quinze ans avec Rébétiko et atteint le sommet de son art. Attention chef d’oeuvre.

La musique, cet art censé adoucir les mœurs, peut parfois être aussi un acte de rébellion, de lutte politique quand les notes chantées n‘ont pas le bonheur de plaire au pouvoir. En 1936, un dictateur nationaliste grec, Métaxas, honnit le Rébétiko, cette musique née dans les années vingt dans « les quartiers mal famés, les prisons, les fumeries de haschich des ports du Pirée, de Thessalonique, d’Athènes » (1). Ce que l’on nomme parfois le « blues grec » a le tort de former un lien entre l’Occident et l’Orient, mélange insupportable aux oreilles nationalistes du premier ministre inspiré par le fascisme de Mussolini. Cette musique David Prudhomme en a fait le sujet de son album éponyme paru en 2009, ouvrage multi primé qui fit entrer l’auteur dans la cour des grands. Quinze ans plus tard, le dessinateur revient avec Rébétissa sur ce chant qui fait entendre « la douleur de l’exil, le romantisme des ports, l’errance de noctambules, leurs amours miséreuses » (1).

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On y retrouve, dans ce qui débute comme un roman choral, Markos, Bàtis, Stravos et Artémis, ces musiciens exceptionnels de Rébétiko, ces hommes fragiles et solides, fidèles et infidèles. Infidèles aux autres, car animés comme Markos par « la force aveugle du désir ». Fidèles à eux-mêmes, car ils viennent de passer une nuit agitée auprès notamment de Béba, jeune chanteuse, sur le visage de laquelle s’ouvre de manière inoubliable l’album. Katina, sa patronne, l’attend de pied ferme, l’avenir de son café dépend d’une réunion à venir. Le soir, dans son bar, on y joue du Rébétiko, une musique à laquelle il va falloir renoncer en raison des rondes policières. Réunis, les sept rebètes de l’orchestre, émigrés pour la plupart, décident d’abandonner l’orchestre. Réveillés de leur nuit agitée, les quatre amis de Béba, vont reprendre la suite et faire entendre le son d’une musique comparable dans les thèmes au fado et au tango.

Prudhomme qui estimait probablement ne pas avoir tout dit il y a quinze ans revient ici au sommet de son art. Cette version collector tirée à 2500 exemplaires, dont on a du mal à s’imaginer qu’elle ne soit pas l’édition définitive, est un pur bijou. Une splendeur. Le format à l’italienne, la qualité du papier et de l’impression, l’absence de couleurs subliment le récit. On s’attache d’abord aux traits magnifiques de Béba et de Marika, qui vous hypnotisent par leur beauté et par leur force de caractère. Dans un univers méditerranéen masculin, elles sont avec Katina, les personnages forts, celles qui se battent pour survivre économiquement mais ne veulent confier à personne d’autres qu’elles mêmes le sort de leur existence. Plus volages, inconséquents sont les hommes, dont les silhouettes typées et les visages moins déterminés, flottent entre des amours multiples, les tentations de la drogue ou de l’alcool. Ils demeurent cependant avec leurs faiblesses, mais aussi leur douceur et leurs choix impossibles.

Moins politique que Rébétiko, Rébétissa est avant tout une histoire magnifique de femmes et d’hommes, un chant humaniste où les nombreuses pages silencieuses invitent à la poésie d’une fumée qui monte vers une fenêtre entrouverte, au déshabillage tout en pudeur de Marika au bord d’une plage, ou à la ligne d’horizon qui sert de corde à un baglama imaginaire.

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Rébétissa est ainsi le versant féminin de Rébétiko, une ode, un chant à ceux dont l’odeur de la misère pétrifie les bourgeois, cette pauvreté que méprise Métaxas, alors que la musique, même dépouillée de son message politique comme l’exige le pouvoir, demeure l’expression d’un bonheur de vivre. Le bonheur simple que procure Katina en cuisinant des plats uniques ou celui de côtoyer les rêves étoilés sous un ciel d’été.

Les dessins sont au diapason du récit. Limités dans cette version à des déclinaisons de gris, les noirs surgissent pour montrer la profondeur du regard de Béba, les silhouettes endiablées de Markos dansant tel le mime Marceau. C’est beau, c’est lumineux, c’est pur. Dépouillé de toutes couleurs, les scènes de pique nique à l’abri des arbres évoquent les photos du bord de Marne de Cartier Bresson. On y ressent la douceur de vivre, les amours cachées, le laissez aller du repos égayé par la musique d’un gramophone. Le grain de beauté sous l’oeil gauche de Béba vous poursuivra longtemps comme les sublimes cases silencieuses, dépouillées de tout artifice qui disent le désir, l’amour, la trahison. La vie. Chaque case fige un geste, un regard, un élan, un mouvement pour le rendre inoubliable.

« Notre force elle est dans notre pensée. dans le vent. Ce vent qui brûle tout », dit à la fin un des quatre compères musiciens. La force de David Prudhomme est de nous transmettre un peu de cette force jusqu’à la dernière page. Au dernier regard. Celui qui refuse de céder.

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Rébétissa de David Prudhomme. Éditions Futuropolis. Édition collector tirée à 2500 exemplaires. 224 pages. 45€. Parution : 20 novembre 2024. L’édition traditionnelle en format BD et en couleurs sortira le 2 avril 2025. On doute cependant que la couleur et un autre format, puissent apporter plus que la beauté de cette édition splendide.

Lire un extrait

(1) Préambule de l’auteur à Rébétiko.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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