Rodina aux éditions Futuropolis ressemble à la suite de Bella Ciao, mais ce n’est pas le quatrième volume de la série à succès de Baru. Ce n’est pas la suite, mais c’est quand même sacrément bien.
Il est écrit quelque part que Rodina, qui signifie « patrie » en russe, désigne un détachement exclusivement féminin de la Résistance française. Trente-sept femmes russes et biélorusses et vingt-quatre hommes purent s’évader d’un train grâce à un déraillement provoqué par les Francs-Tireurs et Partisans de Meurthe et Moselle le 8 Mai 1944. Puisque c’est écrit, on le croit et Baru nous confirme que « cette image de la Résistance qui me hante depuis que je suis gamin […] je ne pouvais pas ne pas vous la faire partager … ».
Pourtant, cette évocation qui traverse la BD en rendant hommage effectivement à ces femmes, dont une vingtaine sont joliment portraiturées dans les dernières pages, n’est pas le seul intérêt de l’ouvrage. Baru dessine depuis toujours pour dire les femmes et les hommes qui lui sont proches, ceux qui ont travaillé dans la sidérurgie, ces ouvriers anonymes, ces cités remplies d’immigrés italiens, ces ados en colère, ces groupes de musique lors des bals du samedi soir. Il dessine à longueur d’album celles et ceux qu’il a côtoyés ou dont il a deviné le destin de labeur et de dureté. L’Enragé, les trois tomes de Bella Ciao, et tant d’autres disent cela. Nous ne sommes pas étonnés alors que ce soit Téo, le narrateur de Bella Ciao, qui raconte Rodina. Il le raconte à Sergio avec son rire communicatif, avec les mains, mais il raconte aussi ces saynètes dans la cité Sors ou Sainte Geneviève comme un goût de revoyure. Bella Ciao, sans Bella Ciao, une suite sans être une suite. Et comme pour faire l’apparentement, Baru fait du Baru et on aime bigrement cela.
Le récit n’est pas linéaire. Un début, un milieu et une fin ? Ce serait trop simple, trop prévisible. Alors l’histoire se découvre par bribes, par séquences : « Enrico 1 », « Léna », « Enrico 2 » et à la fin, tout se met miraculeusement en place. Du Baru pure souche, on écrivait.
Et c’est là qu’il nous séduit ce dessinateur dont la biographie dit qu’il naquit à Villerupt, « capitale italienne de Lorraine ». Il nous emmène avec lui dans le fond de la mine, dans les escaliers des cités ouvrières, dans les bars où en quelques cases il retranscrit à merveille l’ambiance des habitués. Un index vers le verre pour « tu m’en remets un », un autre, concentré stylo à la main et clope au bord des lèvres pour choisir les numéros du tiercé qui le feront millionnaire. Et cette promenade pour se rendre au champ de blé à moissonner, qui se transforme en rallye viticole, de bouteille cachée dans une souche d’arbre à une autre bouteille cachée sous une autre racine, tout cela avant la sieste, sous un soleil de plomb.
Bien entendu, il est question de guerre, de sabotage et la vie des cités c’est aussi en 1944 la surveillance allemande, les femmes cachées dans les maisons ouvrières mais aussi les cuisines où l’on décide du prochain sabotage, où l’on s’épie amoureusement sous le regard d’une aïeule attentive.
C’est une forme d’humanité que Baru dessine, des massacres d’italiens des salines d’Aigues-Mortes en 1893, aux actes de résistance de la Seconde Guerre mondiale, pour finir en repas familial élargi de nos jours. Une humanité d’individus qui veulent vivre de leur travail, avec leur famille et leurs amis. Rodina est une pierre supplémentaire à l’édifice qui se construit d’album en album, un édifice grand comme haut fourneau lorrain.
Rassurez-vous, il reste quand même un zeste de suspens avec ce fameux Enrico qui fait l’ouverture de l’ouvrage. Un peu décalé le Enrico : un Allemand qui s’appelait réellement Heinrich Becker. Il jouait du violon et il aurait résisté aux côtés des Français et des Italiens. Il aurait, car plusieurs souvenirs différents émergent. Comme tous les souvenirs, ceux-ci se prêtent aux interprétations. De la plus héroïque à la plus désespérante. Laquelle est la bonne ? Baru vous la donne dans les dernières pages. Mais souvenir contre souvenir, est-ce vraiment la vérité?