Avec l’adaptation en BD de Séréna, roman éponyme de Ron Rash, Pandolfo et Risjberg portent ce genre au plus haut : quand le dessin complète les mots pour les rendre plus forts encore. Magnifique.
D’abord il fallait un récit qui ne pouvait être écrit que par un romancier ou nouvelliste américain, un de celles ou ceux qui décrivent la noirceur du monde et ses violences. Comme Carver. Comme Shirley Jackson (voir article La Loterie). Ce fut celui de Ron Rash, auteur du roman Séréna, qui connut un énorme succès en 2008. aux États-Unis. En s’inscrivant dans cette tradition américaine, le texte du romancier est proche aussi des tragédies antiques avec ce qu’il faut de trahisons, de soumission, de passions.
« Ce que femme veut, Dieu le veut » ainsi pourrait-on qualifier le projet de la belle Séréna qui vient d’épouser George Pemberton , un riche exploitant forestier qui rêve d’étendre son empire bien au-delà des terres traversées par les voies de chemin de fer en expansion au cours de ces années trente, années de crise économique où la vie d’un bûcheron ne vaut guère plus qu’un stère de bois. Pour cette ambition sans bornes, le couple ne s’encombrera d’aucun scrupule, d’aucune retenue, tuant, faisant tuer quiconque s’oppose à leurs projets. Un seul objectif que Séréna résume ainsi: « Nous deux, n’est-ce pas Pemberton Uniquement NOUS DEUX ». Alors on abat des arbres par milliers, des serpents, des banquiers, des propriétaires, avec un cynisme sidérant. Jusqu’à se retrouver à deux? Ou seule ? Telle une Lady Mac Beth des années trente, la volonté de détruire de Serena ne s’arrêtera même pas au désir de tuer l’enfant naturel que son mari a engendré avant son mariage.
Implacable, parfois même terrifiant, le récit prend au fil des pages les allures d’un thriller écologique avec un suspense à couper le souffle jusqu’aux dernières pages sublimes.
En 2014, ce texte tendu au cordeau avait déjà fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Susanne Bier dans un film qui ne laissa pas de souvenirs impérissables. Toute autre devrait être cette version « roman graphique » de Pandolfo et Risbjerg. Collant au plus près du texte, les deux auteurs, qui avaient déjà réalisé avec succès « La Lionne » s’inspirant de la vie de Karen Blixen, apportent par le dessin et le découpage une vision magnifiée du récit initial.
Grâce à de pleines pages, parfois sur fond noir, parfois sur fond blanc, les dessins scandent la progression de l’horreur, frôlant avec le surnaturel tel le visage aux orbites vides d’une grand-mère devin qui n’est pas sans rappeler le personnage du « Cri » de Munch ou les divinités peintes par Gauguin. Au contraire, les yeux cernés de noir de Séréna dans des cases serrées au plus près percent votre regard et expriment tout le cynisme de « la patronne » que tout le monde craint. Mari ou employés. Yeux noirs, yeux bleus, deux couleurs suffisant parfois à définir le Bien et le Mal. Pour ajouter à la dimension de tragédie antique, les auteurs ont créé un choeur composé de quatre bûcherons qui commentent les événements et portent un regard distancié sur les multiples personnages. Une trouvaille magnifique qui transforme le lecteur en spectateur de théâtre. Cette nature anéantie par un capitalisme outrancier sert de décor au drame qui se déroule devant nos yeux. Comme des dieux grecs, un puma, un serpent, ou un aigle interviennent dans le récit, semblables aux animaux mythologiques. Par eux arrivent les mauvaises nouvelles. Ou la mort. Ou Galloway, ce sinistre homme de main (même manchot !), dont le visage griffé aux allures de corbeau, vous empêchera peut-être de dormir. Les passions et les perversions sont ici portées au paroxysme.
Ron Rash a créé son roman partir de la vision d’une « femme superbe juchée sur un grand cheval blanc ». Terkel Risjberg dessine cette vision dans des images sublimes où la blancheur de l’animal éclate sous nos yeux comme pour mieux nous montrer la noirceur de la cavalière qui le chevauche. Sur la couverture, Séréna, sous le reflet d’un vernis qui la recouvre seule, fait disparaître ces deux « complices » dans l’ombre. Elle émerge dans la lumière un fusil à la main. Un procédé et un graphisme superbes qui contribuent à faire de cette BD une BD que l’on garde en mémoire pour longtemps. Comme une image du Mal.
SÉRÉNA d’après le roman de Ron Rash. Adaptation de Anne-Caroline Gandolfo (scénario) et Terkel Risjberg (dessins). Éditions Sarbacane. 216 pages. 23,50€.
FORMAT: 21,5 X 29 CM
ÂGE: ADULTE
NOMBRE DE PAGES: 216 PAGES
PARUTION: 7 MARS 2018
COLLECTION: BD
ISBN: 9782377310470
PRIX: 23,50 €
La scénariste Anne-Caroline Pandolfo
Après une licence de Lettres Modernes, et des études aux Arts Décoratifs de Strasbourg, Anne-Caroline Pandolfo partage son travail entre l’illustration et l’écriture. À la suite de ses études, elle travaille comme réalisatrice pour la chaîne ARTE, puis comme illustratrice dans la presse et la publicité (représentée par l’agence Marie & Nous, Paris).
En 2002, Anne-Caroline déménage à Paris où elle travaille plusieurs années dans le dessin animé, en tant qu’auteure et réalisatrice, pour les maisons de production Futurikon et Method films. Elle supervise, écrit des scénarios et invente des univers graphiques (Popsecret, série 26X26 mn pour M6, Flatmania série 54X13mn pour France 3). Elle rencontre Terkel Risbjerg sur la production, et commence à imaginer avec lui des projets de bandes dessinées.
Ensemble, ils signent leurs premières bandes dessinées Mine, ma vie de chat et La Lionne aux éditions Sarbacane. Elle publie également des albums jeunesse, actuellement pour les éditions Talents Hauts. Aujourd’hui elle se consacre entièrement aux livres.
Le dessinateur Terkel Risbjerg
Né à Copenhague en 1974, Terkel Risbjerg a étudié la philosophie et le cinéma à l’Université de Copenhague. À la fin de ses études, il s’installe à Paris, où il travaille dans l’animation. Parallèlement, il travaille aussi comme décorateur, chef décorateur et storyboarder. Il vit et travaille aujourd’hui à Strasbourg.
Biographies issues du site de l’éditeur (Sarbacane) ici.