S’inspirant d’un événement personnel douloureux, Gipi raconte, avec la bd Stacy publiée aux éditions Futuropolis, les avatars d’un monde dominé par les réseaux sociaux et sa morale à géométrie variable.
Avec Gipi, avant d’ouvrir la BD, on ne sait jamais à quoi s’attendre. La seule certitude est celle de trouver des personnages au visage long, squelettique, proche parfois de la tête de mort. Des visages autobiographiques en quelque sorte. Avec Stacy, le dessinateur ne fait pas que se représenter physiquement, il évoque un événement personnel survenu il y a trois ans. Gipi avait moqué alors, sur un réseau social, le slogan féministe selon lequel la parole des femmes était toujours juste et avérée. La déflagration en réaction fut d’une violence extrême et Gipi ne fut pas loin d’être banni à jamais de la part d’un certain lectorat. Cette expérience le traumatisa fortement. Stacy est le récit de cette descente aux enfers.
Un écrivain, Gianni, prénom véritable de l’auteur, vient de donner une interview à la sortie de son dernier livre. « Stacy est bonne », déclare t-il ainsi au journaliste, évoquant au cours d’une conversation impromptue, un fantasme qui raconte l’enlèvement, suivi de violences d’une inconnue dans une camionnette blanche. Gianni a vraiment une camionnette blanche. La suite est immédiate et implacable. l’écrivain inconséquent et incrédule dans ses premières réactions (ce n’est qu’un rêve, macabre certes, mais un rêve) est mis à l’index de la profession d’abord. Ses « amis », scénariste, réalisateur, qui l’enlaçaient du temps de ses succès, se détournent de lui. Et les réseaux sociaux, ce terme générique, qui dit tout de l’anonymat protecteur, ouvrent les vannes de la haine et de la violence.
Semblable à un mauvais rêve, le récit n’est pas linéaire et emploie de multiples digressions qui finissent par constituer au final un amalgame cohérent. La forme déroute parfois avec des textes mal dactylographiés, des séquences syncopées qui rendent compte du caractère irrationnel d’une situation que Gianni prend à tort à la légère. Démon sous la forme d’un Gianni sans ses cheveux, voix off impersonnelle, donnent au récit un caractère de fable, avec une morale finale qui traduit le prix à payer de l’absolution. On devine la souffrance et l’incompréhension de Gianni/Gipi dans ce méli mélo d’une pensée fractionnée. L’effarement est exacerbé devant des réseaux devenus asociaux qui véhiculent une pensée formatée teintée de morale et de règles non écrites. Alors on redoute le pire pour Gianni, comme dans un mauvais polar, qui obligerait le lecteur à rechercher des détails, des indices, incitant parfois à une relecture, pour trouver la solution d’une hypothétique énigme.
On peut juger ce récit, quand on en connait le contexte, comme très auto centré, le milieu férocement décrit des auteurs de séries ne concerne en réalité que quelques centaines de personnes, mais à travers ce microcosme apparait en filigranes les travers d’une société qui compte son degré d’amour en nombre d’emojis. Ecrire en fonction de l’attente du public, de sa pensée dominante temporaire, de ses « likes » ne dérange pas les donneurs de leçons moralisateurs. « Pour un artiste, penser sans arrêt au jugement du public empêche toute démarche sincère » déclarait Gipi. C’est bien une sorte de folie qui s’empare des auteurs sommés d’écrire des oeuvres sincères et personnelles et simultanément de se conformer à des principes moraux définis par des téléphones portables. Schizophrénie délirante que les multiples entrées du récit traduisent parfaitement.
La lecture de ce roman graphique donne parfois envie de pleurer, parfois de rire, une hésitation qui traverse toute la BD et laisse au lecteur un goût étrange dans la bouche. Une forme d’amertume, mais aussi de rage. Une dualité, encore une, pour révéler la complexité d’un monde qui ne saurait se résumer au Bien et au Mal, au génie et au démon. Un monde terrifiant à l’image du visage de couverture. Un monde d’intolérance.