Avec ce tome cinq de Stern, Frédéric et Julien Maffre signent l’un des meilleurs albums de la série qui revisite le western.
Ils sont deux dans la bande dessinée, deux pour un métier peu romanesque, celui de croque-mort. « Undertaker » (1) c’est le nom du premier. Il ressemble à Belmondo. Belle gueule, intrépide il joue du revolver, abat les méchants et promène son élégante silhouette de saloon en maison de maître. « Stern » est le nom du second. Il ressemble à Buster Keaton. Il ne sourit jamais et ne cherche jamais à séduire. La couverture du cinquième opus, « Une simple formalité », le définit parfaitement. Deux personnages comme deux conceptions de l’Ouest et de sa conquête. Celle grandiose et romanesque d’une Amérique bâtie grâce à l’opiniâtreté de colons courageux et entreprenants, et celle d’un État nouveau où la violence prédomine et nombre des nouveaux arrivants sont des délinquants en puissance animés par le seul attrait de la réussite. C’est ce volet plus sombre qu’explorent depuis huit ans les frères Maffre avec leur jeune fossoyeur qui traine sa langueur et son regard honnête sur un monde désinhibé où seul le résultat compte. Au fil des albums, on apprend peu à peu à découvrir des bribes du passé du jeune homme taiseux, qui le rendent de plus en plus attachant.
Installé depuis le tome 4 à la Nouvelle-Orléans, Elijah Stern va déposer sa paie à la banque quand il est le seul témoin d’un hold-up commis par trois individus masqués qui abattent le directeur. Très vite la police, par nécessité et opportunisme, plus que par recherche des véritables coupables, arrête trois individus d’origine italienne, trois boucs émissaires immigrés, totalement étrangers au braquage. Chargé de les identifier, Stern ne les reconnait pas et refuse de les déclarer coupables devant la justice. Incarcéré à son tour, il doit choisir entre le mensonge et sa liberté d’une part, et la vérité et son incarcération d’autre part. Un dilemme dont on devine l’issue quand on connait le sens de la justice du croque-mort.
De cette situation digne d’un western classique, les auteurs vont tirer une suite et une fin noires comme la pluie qui tombe sur la Nouvelle-Orléans tout au long du récit, symbole d’une nuit sombre capable de dissimuler la vilenie des hommes. Il pleut des trombes d’eau comme il pleut des larmes sur le sort de trois pauvres bougres si différents qui n’ont comme culpabilité que celle d’être d’origine italienne. Décrivant de manière terrifique une chasse à l’homme, les auteurs montrent la violence meurtrière d’une collectivité aveugle, animée par la seule puissance de la haine et de la peur. Comme par anticipation, on pense aux pogroms à venir de l’Europe de l’Est, aux rafles du Ku Klux Klan ou aux persécutions anti-juives.
Avec cette BD se poursuit la déconstruction du mythe américain de la fondation d’une nation héroïque et entreprenante. Comme dans le formidable Hoka Hey de Neyef, le western revu et revisité, est utilisé pour raconter une autre histoire, qui renvoie finalement aux peurs et aux haines d’une Amérique en proie aujourd’hui à ses démons originels. « Mieux vaut une injustice qu’un désordre », déclare à Stern un magistrat résumant un principe majeur d’une société en train de se construire.
Le dessin de Julien Maffre s’harmonise à cette ambiance lourde et pesante. Les pages presque monochromes, aux tons le plus souvent sombres et terreux, divisent le récit en séquences et en chapitres qui se déploient vers le drame et la tragédie. La foule est terrifiante et le trait grossit lorsqu’on la quitte pour retrouver la solitude de Stern, impuissant. Son visage, son regard, son attitude si évocateurs de sa personnalité et qui renferment tout l’intérêt que lui porte le lecteur, se perdent dans une dernière image magnifique qui dit tout d’une forme de désespérance. La tête est baissée vers la terre, cette terre capable de porter des individus de haine et de violence.
(1) Ralph Meyer, Xavier Dorison, Caroline Delabie. Éditions Dargaud.
Stern tome 5 : “Une simple formalité”, Frédéric Maffre au scénario et Julien Maffre au dessin. Éditions Dargaud, avril 2023. 72 pages. 16€