Devenir clown était l’ambition vitale de Jacques Tati. Dans cette remarquable BD, Tati et le film sans fin, Le Gouëfflec et Supiot illustrent ce désir qui aboutira à la réalisation de quelques chefs d’œuvre du cinéma.
« D’abord une silhouette… qu’on peut sculpter, étirer, pencher vers l’avant… faire basculer à partir des chevilles… nuque arrondie, coudes plaqués vers l’arrière ».
Elles sont peu nombreuses, les silhouettes de cinéma qui s’identifient au premier coup d’œil. Bien entendu il y a Charlot, son chapeau melon et sa canne, et il y a Monsieur Hulot, ce personnage de Jacques Tati. « Hulot est un personnage en déséquilibre. Il marche comme sur un tapis sans élastique, sans qu’on sache s’il est distrait, stupide ou simplement timide ».
C’est un personnage de mime, un personnage issu de l’enfance de Jacques Tatischeff, lui, fils d’encadreur, qui ignora superbement l’école pour n’avoir qu’une ambition : devenir clown et sortir du cadre. Observateur minutieux du monde qui l’entoure pour inventer des gags visuels, artiste de scène adoubé par la critique Colette, il va commencer le cinéma avant la guerre un peu par hasard, pour essayer de se diversifier. Et ce sera, ce que la BD appelle « Le Film 1 : Jour de fête », une entrée tonitruante en 1949, dans le monde du cinéma, malgré un accueil glacial des distributeurs. Le facteur qui veut distribuer le courrier « comme en Amérique » annonce déjà la silhouette de M. Hulot et les principes cinématographiques qui vont guider les prochains films de Tati.
« On lui plante une pipe comme un bonhomme de neige et on lui donne un parapluie qu’il n’ouvre jamais ».
La BD, qui s’inscrit dans la collection 9 1/2 de Glénat consacrée au septième art, n’est donc pas une biographie du réalisateur mais, osons l’écrire, un véritable essai ludique sur sa conception du cinéma et les principes qui vont le guider dans la création des Vacances de Monsieur Hulot, de Mon Oncle ou encore de Trafic. Deux philosophes, avatars des Dupont de Hergé permettent d’énumérer les principes originaux du cinéaste : thématiques retenues, rapport au temps, absence de paroles intelligibles, primauté des sons de la vie courante, maniaquerie confinant à l’obsession des prises de vue. Mais aussi de montrer le démiurge insupportable sur le plateau de tournage, rendant parfois fous les assistants impuissants.
Arnaud Le Gouëfflec qui avait déjà scénarisé l’album consacré à Lino Ventura, évite le récit chronologique en construisant son histoire à partir du tournage des Vacances de Monsieur Hulot, mais en gardant comme fil rouge, aux nombreux flashbacks, le caractère primordial du visuel dans le cinéma de Tati et l’image d’un créateur porteur d’un monde original.
« Mon film ne se raconte pas, il se regarde ».
Aussi le dessin d’Olivier Soupiot, fidèle à ce principe, est essentiel. Il mélange les genres avec des traits parfois naïfs, en représentant dans un décor minimaliste, Tati comme Tintin, vêtu de bleu avec une houppette blonde. Il sait aussi varier les couleurs et le graphisme lorsqu’il transforme les rues de New York en abscisses géométriques, proches des tableaux de Mondrian, si fidèles à l’univers de Playtime. Dans des scènes proches du surréalisme, le dessinateur fait de Tati un être fait de rêves, de ses envies de clown, un observateur malicieux de la vie. Essentiellement, un doux rêveur qui se heurtera à la réalité avec l’échec commercial de Playtime et sa faillite personnelle, ce film pour lequel il fit construire une ville factice entière. Comme un clin d’œil, la boucle se refermera en 1974 avec Parade, un dernier hommage au monde de l’enfance, du cirque et des rêves.
Didactique, ludique, la BD sait aussi se faire taiseuse. Elle laisse alors entrer par la fenêtre de l’hôtel de la Plage à Saint-Marc-sur-Mer, le bleu du ciel et de la mer. Elle laisse entrer la poésie, elle que Tati n’évoque jamais et qui est pourtant au cœur de ses films. Mais la poésie au cinéma, tout comme en BD, ne se commente pas. Elle se regarde avec les yeux. Et le cœur. Sans commentaire.