Avec cette biographie d’une icône panafricaine en lutte contre les impérialismes aux éditions Marabulles, Pierre Lepidi, Françoise-Marie Santucci et Pat Masioni donnent à réfléchir sur l’usage du Bien et du Mal en politique. Édifiant et troublant.
C’est un petit pays sur la carte de l’Afrique, une petite tâche rouge. Au nord de cette tâche, le Mali. Plus au Sud la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo, le Bénin. Ce pays, ancienne colonie française de plus de vingt millions d’habitants, appelé la Haute Volta, devient en 1984 le Burkina Faso, ce qui signifie « Le pays des hommes intègres ». Un changement de nom symbolique reprenant le mantra du chef d’État arrivé au pouvoir un an auparavant, Thomas Sankara, initiateur de cette nouvelle appellation. C’est à cet homme, qui sera surnommé « Le Che africain », que Lepidi, Santucci et Masioni, consacrent cette biographie illustrée, racontant l’existence d’un militaire devenu un politique intransigeant, finalement peu connu en France, dont la trace visible reste une gigantesque fresque inaugurée en 2018 à Ivry sur Seine.
Léa est une adolescente française dont le deuxième prénom est Thomas, un nom de garçon qui la dérange mais va l’inciter à chercher les raisons qui ont poussé ses parents à le choisir. Thomas, c’est une référence à Thomas Sankara découvre-t-elle rapidement. L’écolière part alors à la recherche de la mémoire de ce chef d’état, en sollicitant le témoignage de ses parents ou de copines d’école. On craint le pire au fil des premières pages tant le portrait du leader africain ressemble à une hagiographie dénuée de sens critique. Né en 1949 à Yako, le jeune Sankara se montre dès son plus jeune âge intransigeant, écorché vif, que la moindre malhonnêteté ou injustice rend colérique. Sa propre famille n’échappe pas à son courroux permanent. D’anecdotes en témoignages, le portrait d’un enfant, puis d’un adolescent se voulant parfait séduit la jeune Léa en quête de héros.
On apprend peu de choses des conditions de l’arrivée au pouvoir de l’homme devenu militaire presque par hasard, puis chef d’État à l’âge de 33 ans « à la suite d’un mélange de coup d’état et de soulèvement populaire ». Plus précis est le portrait du Président à peine arrivé au pouvoir dont on comprend la ligne politique inflexible avec notamment des extraits de ses premiers discours. Il apparaît alors comme un chef d’État en avance sur les idées dominantes de l’époque. Il est féministe et plaide pour une égalité totale hommes-femmes avec notamment une décision symbolique instaurant une journée des hommes au marché. Il refuse l’aide intéressée des pays étrangers, instaure des campagnes nationales de vaccination, crée une grande ligne de chemin de fer, priorise la protection des arbres et la volonté de reboiser. Autant de thèmes novateurs qui s’accompagnent d’une dominante: l’absence totale de privilèges pour le Président, sa famille et tous les cadres dirigeants. Un fonctionnement a priori vertueux, anti-corruption qui sera paradoxalement à l’origine des premières failles dans le soutien de la population. L’hagiographie va rapidement se fendiller.
C’est dans ce passage de la théorie à sa mise en pratique que réside l’attrait principal de la BD : la description progressive d’une politique moralisatrice à l’extrême, dont les principes érigés en dogmes indiscutables, car définis unilatéralement comme justes, peuvent conduire à l’absence totale d’empathie et d’humanisme. Vouloir faire le bonheur de l’Homme, parfois contre sa volonté, peut conduire à son malheur. On pense alors à Robespierre, l’Incorruptible, porteur de la Vertu révolutionnaire qui, à ce titre, contribuera à instaurer la Terreur.
Naissent alors l’aveuglement, le refus de prendre en considération la dimension humaine et individuelle de la population. On assiste à l’apparition de l’aveuglement et de la surdité d’un régime obnubilé par la transmission de son idée du Bonheur. Par une forme de dérision, Thomas Sankara, sera trahi et abattu par son meilleur ami, Blaise Compaoré, qui prendra le pouvoir en 1987 pour le confisquer pendant 27 ans. L’amitié, une des valeurs placées à l’apogée des priorités morales de Sankara, devient la source de son malheur et de sa mort. Un symbole de cette dichotomie entre le Bien, défini comme tel, et le Mal. Un symbole d’une BD biographique mais aussi politique qui interroge les idéologies. Et nous invite à les relativiser.