BD majeure de cette fin de semestre, Ulysse et Cyrano de Stéphane Servain, Xavier Dorison et Antoine Cristau, publié aux éditions Casterman, dit tout de l’apprentissage du bonheur grâce à l’art culinaire et à l’amitié. Un ouvrage qui fait un bien fou.
La couverture magnifique, ne ment pas. Elle vous promet de la douceur, de la tranquillité et elle tient ses promesses. Pourtant le personnage assis, qui pêche à la ligne, n’est pas un homme particulièrement serein. Il est même plutôt colérique, soupe au lait. Soupe au lait, c’est la bonne expression car justement il est cuisinier mais un cuisinier déchu de son piédestal par un de ses anciens apprentis, dans le plus grand concours culinaire d’après guerre. Depuis il ronchonne, vitupère. Il s’appelle Cyrano. S’il n’en a pas le nez, il en a le coffre.
À côté de lui, allongé, épuisé, c’est un fils de bonne famille, désigné pour reprendre l’important groupe industriel de son père. Dans son sommeil, il ne rêve pas de cimenteries, de courbes de chiffres d’affaires mais d’agneau de lait en croûte d’herbe. Il s’appelle Ulysse et imagine faire un beau voyage de sa vie, un voyage au pays des odeurs, des senteurs.
Entre les deux, trône discrètement le lien de leur amitié : un modeste panier empli d’un modeste repas avec de modestes ingrédients mais dont on peut penser qu’il contribue à ce silence apaisant qu’accompagne une lumière mordorée de bonheur. Le silence de l’amitié, la quiétude de la nature, la lumière du soleil. Le bonheur vous a t’on déjà écrit.
Rien ne prédisposait ces deux personnages que tout oppose, caractère, origine sociale, à devenir des amis ou plus probablement un père et un fils virtuel. Rien si ce n’est ce goût des fumets dans la cuisine, le choix des ingrédients au marché ou dans les champs, le choix d’un mode de cuisson. On peut ainsi penser que le personnage principal de cette superbe BD est la cuisine que Stephen Servain met magnifiquement en scène comme dans de beaux livres de cuisine. Récit situé dans la Bourgogne des années cinquante, on a le sentiment pourtant que les problématiques culinaires actuelles sont déjà présentes : métier chronophage, conditions de travail difficiles, concours, étoiles, pression professionnelle, nouvelle cuisine et cuisine traditionnelle, tous les composants actuels d’une profession et d’une passion sont réunis dans un habile scénario qui fait la part belle aux sentiments et à la transmission.
Père de substitution, Cyrano, ours solitaire et bourru, va s’ouvrir en dévoilant ses secrets culinaires à Ulysse. Derrière le dos des deux amis, on suit la progression des plats, leur élaboration, leur mystère, une sorte de Top Chef avant la lettre. La fabrication des menus se prolonge par leur dégustation et la convivialité qui va avec. On est à table pour ces repas de « Messe » qui réunissent trois amis privilégiés de Cyrano, dont un curé qui ne lésine pas sur le vin avant même la célébration divine. On partage aussi le bruit et la joie contagieuse de la salle d’une auberge gagnée par le plaisir gustatif. La table est un plaisir qui se partage et les auteurs le partage avec nous.
Avec Xavier Dorison à l’écriture, assisté de Antoine Cristau, on sait également que l’histoire va dire et décrire les sentiments humains. Sans mièvrerie dans les textes, ou dans le dessin, les relations dures et violentes psychologiquement comme celles de Ulysse et son père borné, ou celles tendres et douces de Ulysse et sa mère, qui finalement va discrètement soutenir la vocation de son fils, sont d’une grande subtilité et s’accompagnent comme souvent avec Dorison de maximes généreuses et fortes. À portée philosophique, « le bonheur c’est comme le malheur : c’est contagieux » ou plus anecdotique en parlant d’un verre de vin : « celui là c’est pour le courage. Celui là c’est pour la route! Et celui là c’est… c’est… Parce que …; Jamais deux sans trois ! ». Sans oublier celle dans l’air du temps : « Si tu veux convaincre un homme passe par sa femme ».
La cuisine devient ainsi un outil pour dire que chacun dispose en fait de ses choix de vie entre épanouissement personnel et conformisme social mais aussi décrire les différentes formes d’amour que peuvent revêtir des relations familiales. Tout cela ne peut se terminer évidemment que par une recette de cuisine et le bonheur qui va avec.
Puisqu’il faut de belles casseroles pour faire de la bonne cuisine, il faut un beau livre pour faire une belle BD. Et l’objet livre est tout simplement magnifique. Soigné, grand et coloré, il est digne d’un restaurant trois étoiles. Il ne manque qu’une chose : les odeurs. Quoique.