Dans Un sombre manteau, conte fantastique et sociologique publié aux éditions Dupuis, l’auteur espagnol Jaime Martin raconte la vie d’un village espagnol reclus au milieu du XIXe siècle et une volonté d’émancipation féminine. Terriblement d’actualité.
« Trementinaire ». Dès l’incipit de remerciement, l’auteur nous précise que le sujet de sa Bd est celui des trementinaires. Pour ne pas paraitre stupide nous faisons comme si. Comme si nous connaissions bien entendu depuis toujours les trementinaires, en se disant intérieurement que nous ne sommes peut-être pas les seuls à ignorer la signification de ce mot. Et puis on découvre les premières pages quand un loup s’adresse à une jeune femme en détresse. L’animal lui parle, l’apostrophe. Elle s’évanouit. On devine au loin les montagnes, l’altitude. Brusquement les pages s’éclaircissent. L’horizon change. Une vieille dame au nom de Mara, parcourt les sentiers, apportant dans les coins les plus reculés, les herbes médicamenteuses, soignant les plus pauvres, les plus isolés. On commence à comprendre. Une petite note en bas de page vient à bout de notre ignorance: « Trementinaires : femmes originaires des Pyrénées catalanes qui au cours du XIX ème siècle, cueillaient des herbes pour l’élaboration de remèdes qu’elles commercialisaient à travers les villages de Catalogne, qu’elles traversaient à pied ». Très simple en fait. Mara est une trementinaire qui recueille une jeune femme en détresse, muette et mystérieuse. Elle la remet debout, la soigne, l’invite chez elle, une modeste maison perdue dans la montagne, pourtant sujet de convoitises.
Le lieu, l’époque sont désormais connus. Nous y voyons plus clair. Nous sommes au passage d’une époque vers une autre. Le troc se termine pour laisser la place à la monnaie sonnante et trébuchante. L’industrialisation débute avec la création des premières usines dans la vallée. Deux mondes vont se confronter. Celui traditionnel de Mara, qui se satisfait de la nature, de ses bienfaits, de son isolement et celui du village soumis aux tensions et aux propositions d’un futur annoncé meilleur.
Jaime Martin dans sa magnifique trilogie d’autobiographie familiale « La mémoire » racontait la vie intime de ses grands-parents sous la dictature franquiste. De la même manière l’auteur barcelonais raconte avec pudeur la vie intérieure d’un village dominé par l’obscurantisme religieux, l’ignorance et les travers d’une communauté repliée sur elle même et livrée aux commérages, aux suspicions, aux idées reçues. La vie des femmes est tracée, une route dessinée et évoquée magnifiquement en quelques cases: se marier avec un homme possédant des terres, faire des garçons pour multiplier les bras, puis une fille pour s’occuper des parents vieillissants et reprendre ainsi un cycle « éternel » sous l’approbation d’un curé en chaire menaçant et vitupérant.
Tout est double confrontation dans ce récit. L’opposition du village à deux femmes mystérieuses qui n’acceptent pas la vie commune, mais aussi l’opposition des désirs profonds des jeunes femmes aux vies que l’on leur destine. Univers de faux semblants, de conformisme social, toute cette poudrière explose le jour où une épidémie éclate. Elle a un nom symbolique : la rage.
Dans l’air du temps, Un Sombre manteau, celui que porte la jeune inconnue, utilise les codes du conte fantastique pour dénoncer un patriarcat ancestral qui connait ses premières fissures avec l’ouverture au monde, au delà des limites des villages. Cette histoire pourrait se dérouler un peu plus tard dans la Bretagne du Cheval d‘Orgueil de Pierre Jakez Helias mais aussi étonnamment dans le hameau du Fond du Puits, du dernier roman de Cécile Coulon, La langue des choses cachées. Jaime Martin et son sombre dessin aux traits noirs marqués, réussit notamment par des visages rudes, anguleux à retranscrire de nombreux sentiments humains. L’environnement n’est pas la montagne bucolique propice aux rêveries mais un environnement hostile où prolifèrent les loups et les dangers des mauvais génies. Le noir prédomine, celui des maisons comme celui des ciels où éclatent les orages. Un noir omniprésent symbole de l’obscurantisme des coeurs et des âmes.
La dimension fantastique apportée au récit permet à cette histoire de se démarquer du thème souvent traité des sorcières, rebouteuses, de ces femmes dont on a besoin en secret mais que l’on déteste en public. Au royaume de l’hypocrisie et du conformisme, Jaime Martin préfère celui de l’espoir d’une émancipation. On ne peut que le suivre sur ce chemin escarpé mais indispensable.