Que savons-nous encore de Flora Tristan, des Pérégrinations d’une paria — son ouvrage majeur — et de la belle et poignante image qu’a donnée Mario Vargas Llosa de cette Franco-péruvienne qui était la grand-mère de Gauguin, dans Le Paradis — un peu plus loin (Gallimard, 2003) ?
Bernard Reumaux ressuscite aujourd’hui l’image de la « femme-Messie » qui est celle qu’elle emporta dans sa tombe, à Bordeaux, en 1844. Ce roman, 180 ans après, marque d’une pierre blanche le combat pour la justice sociale de cette utopiste et militante socialiste, de surcroît l’une des plus ardentes féministes qui, consciente de ses devoirs envers la classe ouvrière autant que de son combat nécessaire contre la violence faite aux femmes, s’était surnommée « la Messiah des femmes ». Icône des mouvements féministes d’aujourd’hui, elle inspire aussi à Évelyne Bloch-Dano son essai Flora Tristan La Femme-messie (Grasset, 2001), qui n’est pas sans retentir dans la prose de Bernard Reumaux.
Nous avons là une jeune doctorante, Agathe, qui prépare une thèse sur Flora Tristan « pour essayer de comprendre cette fatalité qui, génération après génération, répète l’échec », et qui, après avoir fait un tour de France sur les pas de cette dernière, a atterri à Bordeaux, pour se recueillir sur sa tombe, et, rentrant à Paris par Blablacar elle a pour voisine de voiture une grande fille brune et séduisante prénommée Maya, mais dont le prénom véritable est justement Flora, fille d’un père curieusement prénommé Tristan : carambolage des boules du hasard. Voilà ces deux jeunes femmes éprises et inséparables. Cette Maya, en fille d’apiculteur, transporte avec elle un carton contenant des abeilles, plus précisément des alvéoles où les reines abeilles sont en gestation. C’est sur elles, désormais, que repose la trame de ce roman prolixe, aussi déroutant qu’attachant, qui actualise les luttes d’aujourd’hui en y mettant cette note à la fois poétique et écologique.
« L’agitation devient fébrile. Des ouvrières rongent la cire d’une alvéole royale. La plus avancée des jeunes larves a été repérée et les ouvrières s’attaquent au couvercle pour la libérer. La nouveau-née s’extrait de sa cellule hexagonale, entourée et recouverte par des servantes empressées à son nettoyage et à sa nourriture. Indifférente et souveraine, la jeune princesse se libère des courtisanes. Elle a son destin à accomplir. »
Ainsi donc, par la grâce de ce style métaphorique, le combat de celle qui avait clamé : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous » et avait créé l’Union Ouvrière, est réactualisé, et la lutte émancipatrice de Flora Tristan retrouve ici un nouveau souffle. Une nouvelle cible. Et la meneuse de jeu sera cette Maya-Flora qui déclare d’emblée : « Je suis la reine des abeilles ».
Ainsi se déroule ce roman comme une paraphrase des pérégrinations de la paria, mises au goût du jour, entre gilets jaunes, indignés, féministes de #MeToo, zadistes… , qui, dans ces longues déambulations, fait le tour du monde, d’Europe en Amérique (femmes du Nicaragua) et en Afrique (réveil des morts à Madagascar). Il en est de toutes les couleurs et de tous les combats, avec en fin de compte des ruches sur le toit des maisons parisiennes comme au jardin du Luxembourg — en rappelant au passage que les cercles utopistes fréquentées par Flora Tristan « avaient pris le nom de Ruche » —, des milliers d’abeille sur les tours de Notre-Dame, qui brûleront dans l’incendie et détermineront le boom, label à l’appui, de ce « Miel des Cathédrales », en rappelant que « la ruche c’est chrétien, l’hommage au Créateur », et que le vinaigre que le centurion fit boire à Jésus sur la croix était mêlé de miel. Ainsi sacralisé, le miel, nectar des Dieux, devient l’arme absolue de la rédemption.
Telle est la leçon de ce récit insolite qui rameute tous les problèmes de notre malheureuse société — prise au tourbillon de l’élection présidentielle dans « une France déboussolée »— et de la crise universelle des valeurs qui assureraient, passées au miel, la survie — le salut — de l’humanité.
Au terme d’innombrables péripéties, tragédie et suicide, mais aussi prolongement de l’espèce, le roman cède la place à l’espoir en délivrant ce message que n’aurait pas désavoué Flora Tristan :
« Tout au fond de ma nuit de cendres, deux points de lumière apparaissent et grandissent. Un astre bicéphale inconnu se lève dans mon cosmos éteint. Avant, je voyais tout, c’est-à-dire rien, maintenant je vois clair, un chemin de vie s’ouvre. Tout est juste, comme dans la ruche lorsque point le jour. »
Bernard Reumaux, La Femme-Messie, Encre de nuit, 2024, 342 p., 19,95 €
Beau trait d’union entre les ouvrières ailées et les autres! Bravo!