On l’attendait avec impatience, la voici enfin : l’ONG journalistique bretonne Splann !, qui promeut un journalisme d’investigation indépendant pour éclairer les citoyens sur des sujets de société, vient de publier sa première enquête, consacrée aux émissions d’ammoniac en Bretagne. Un sujet de premier plan dans la région, première émettrice de ce gaz responsable d’atteintes graves à la santé humaine, mais sur lequel les responsables politiques ferment les yeux.
On le sait, l’industrie agro-alimentaire est un sujet qui fâche en Bretagne, et l’on ne compte plus les intimidations et menaces plus ou moins voilées que subissent les journalistes qui tentent d’enquêter sur le sujet. Pourtant, les conséquences du modèle agricole productiviste sur la santé et l’environnement ne peuvent plus être ignorées. C’est dans ce contexte tendu et en pleine séquence électorale que Splann !, « la première ONG entièrement dédiée à l’investigation journalistique en Bretagne », a publié, lundi 14 juin, sa première enquête en trois volets, consacrée au problème de l’ammoniac en Bretagne. Travaillant notamment à partir de données publiques (rapports, études, cartes…), les auteurs tentent de faire la lumière sur les conséquences environnementales et sanitaires de ce gaz dont les émissions sont responsables d’une grave pollution de l’air et entraînent problèmes respiratoires, maladies cardio-vasculaires et cancers chez ceux qui y sont exposés, sans que cela n’émeuve les industriels ni les collectivités publiques. L’enquête propose une carte interactive permettant de visualiser les émetteurs d’ammoniac dans la région.
67 000 décès prématurés par an en France
Émis par la décomposition de matières organiques végétales et animales dans le sol, mais aussi par la production d’engrais azotés et l’épandage de lisier, l’ammoniac (NH3) contribue à la formation dans l’air de particules fines PM 2,5. Selon une étude de l’institut allemand Max-Planck, citée par les auteurs, celles-ci seraient responsables de 67 000 décès prématurés par an dans l’Hexagone, un chiffre sans doute sous-évalué. Toujours selon les auteurs de l’enquête, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) estime que 95% des émissions d’ammoniac proviennent de l’agriculture, principalement de l’élevage intensif hors-sol. Or, la Bretagne concentre à elle seule 58% de la production porcine nationale, un tiers des poulets et 21% des élevages laitiers, alors qu’elle ne représente que 6% de la surface agricole française.
Conséquence : la région est la première émettrice d’ammoniac dans le pays, avec des valeurs dépassant allègrement les seuils d’alerte, surtout en période d’épandage. Citée par les auteurs de l’enquête, l’association Air Breizh, association de surveillance de la qualité de l’air en Bretagne, estime que la région représente 17% des émissions à l’échelle nationale, émissions en augmentation constante depuis 2008. Avec des conséquences non négligeables sur la santé des personnes exposées, au premier rang desquelles les agriculteurs. Les enquêteurs citent une étude du CHU de Rennes et de la sécurité sociale agricole, qui note un fort taux de personnes asthmatiques dans le Finistère Nord, où se situent les plus grands émetteurs d’ammoniac.
À Saint-Malo, où se situe l’usine Timac, une filiale du groupe Rouiller spécialisée dans la production d’engrais azotés, dont les émissions ont largement dépassé les seuils réglementaires entre 2017 et avril 2020, les riverains sont excédés par les désagréments : odeurs nauséabondes provoquant des irritations, voile de pollution sur les voitures ou les maisons… Certains salariés de l’usine ont été victimes d’accidents du travail, à la suite desquels aucune mesure n’a été prise. L’inquiétude est tellement vive que des habitants ont assigné l’usine en mai 2020 devant le tribunal administratif de Saint-Malo pour « troubles anormaux de voisinage ». Un expert a été nommé en juillet 2020 pour analyser les rejets de l’usine et devrait rendre son rapport en novembre prochain.
D’importantes subventions publiques
Pourtant, si l’Union européenne a adopté en 2016 une directive imposant à la France de réduire de 30% ses émissions d’ammoniac d’ici à 2030, l’enquête montre que rien ne change : au contraire, les émissions ont continué d’augmenter. Les enquêteurs notent que « seule une minorité de mesures ont été pleinement réalisées. Si des fiches de bonnes conduites ont bien été produites, le développement de matériels d’épandages moins émissifs demeure, par exemple, au stade expérimental. » En cause : la volonté de préserver la rentabilité des industriels. L’adoption d’une redevance sur la production d’engrais azotés, proposée par la Convention citoyenne pour le climat et jugée nécessaire par nombre de spécialistes, a ainsi été rejetée par le gouvernement au motif d’« un risque élevé de perte de compétitivité […] et un faible rendement en termes de bénéfices environnementaux », avant d’être seulement « envisagée » si les émissions ne diminuent pas sur deux ans consécutifs…
Les enquêteurs pointent les stratégies mises en œuvre par les industriels pour contourner la réglementation. L’usine Timac, bien qu’elle émette des quantités anormalement élevées d’ammoniac, a réussi pendant quinze ans à échapper aux radars des autorités. Comment ? En déclarant une activité de broyage de matières minérales, n’impliquant pas de rejets d’ammoniac, plutôt que de production de fertilisants. De plus, l’impact en termes d’émissions des projets d’extension ou de création d’exploitations agricoles classées à risque pour l’environnement (ICPE), soumis à autorisation, est souvent insuffisamment pris en compte par les études d’impact réalisées par les porteurs de ces projets. Même si une exploitation respecte individuellement la réglementation, les effets de cumul avec les installations voisines peuvent être importants.
Et les autorités n’hésitent pas à fermer les yeux, voire à encourager les activités polluantes. Les auteurs de l’enquête soulignent que certains gros pollueurs reçoivent d’importantes subventions publiques : une ferme industrielle comme la SA Kerjean, responsable de la pollution dramatique de la rivière Penzé, dans le nord du Finistère, le 2 avril dernier , et classée « dans le top cinq des principaux émetteurs d’ammoniac en Bretagne », a touché « 98 000 € d’aides » au titre de la politique agricole commune de l’Union européenne (PAC) en 2019, soit cinq fois plus qu’un agriculteur moyen. La Région va même jusqu’à entrer au capital de sociétés agro-industrielles, comme Yêr Breizh ou Eureden, « de quoi faire craindre le risque de conflit d’intérêt entre la politique régionale et l’agro-industrie… au détriment de la qualité de l’air des Bretons. » Le status quo risque de prévaloir encore longtemps.