Quand le sommeil de la raison enfante des monstres, Bomarzo de Manuel Mujica Láinez

Parc des monstres, Bomarzo
Parc des monstres, Bomarzo, Italie, la Tête de l'Ogre ou la Porte des Enfers. Photo : Jean-Pierre Dalbéra

Les éditions du Cherche Midi font reparaître, dans la traduction originale de Catherine Ballestero, Bomarzo, l’autobiographie imaginaire de Pier Francesco Orsini, chef-d’œuvre de Manuel Mujica Láinez.

Bomarzo est un de ces lieux magiques et fantastiques de l’inépuisable Italie où l’on se demande toujours où ne niche pas le génie. Mais la beauté d’Il Parco dei Mostri — parc des Monstres — dans la citadelle de Bomarzo, aux portes de Viterbe, dans le Latium, tient à sa trentaine de grosses et terrifiantes figures taillées dans la pierre, au XVIe siècle, monstres mythologiques et, notamment, la gueule de l’ogre des enfers qui orne la couverture de ce livre, initialement paru en France en 1987 et que les éditions du Cherche Midi ont eu la bonne idée de faire reparaître, dans la traduction originale, et renversante de beauté, de Catherine Ballestero.

Son auteur est Manuel Mujica Láinez (1910-1984), un écrivain argentin d’immense culture (il traduisit en espagnol et Racine et Molière) qui nous a laissé ce chef d’œuvre absolu : Bomarzo, en 1962, mais publié dix ans plus tard à Buenos Aires, la censure n’ayant guère apprécié cette mise en question des pouvoirs à la Renaissance. Deux puissances rivales qui s’affrontent, l’empereur du Saint-Empire romain germanique, Charles-Quint, et le pape Clément VII au Vatican. Qui l’emporte entre les deux ? Verdi, via Schiller, y répond dans son opéra Don Carlo : « Le trône devra donc toujours plier devant l’autel » (Dunque il trono piegar dovrà sempre all’altar !). L’Église en Europe est la toute-puissance à la Renaissance, et c’est bien ce qu’illustre en eaux-fortes ce roman boutefeu qui n’a pas eu l’heur de plaire en Argentine sous la première dictature (général Onganía) comme, dix ans après, sous la seconde (général Videla). Cette rivalité des deux pouvoirs suscita, on le sait, le conflit entre les Guelfes (favorables à la papauté) et les Gibelins (favorables à l’empereur), et qui sert de toile de fond à cet immense roman de presque mille pages, avec un protagoniste qui navigue entre ces deux courants, ici plusieurs papes de son sang dont Clément VII, et là Charles-Quint qui, sacré à Florence, le fait chevalier. Une fresque qui ressemble à une immense tapisserie aboutissant à ce Sacro Bosco di Bomarzo, ce bois sacré qui, historiquement fut commandé à l’architecte Pirro Ligorio (celui qui acheva le travail de Michel-Ange à Saint-Pierre de Rome) par le prince Pier Francesco Orsini, surnommé « Vicino », après la mort de son épouse, Giulia Farnese, et, selon la tradition, « pour soulager son cœur brisé ». Manuel Mujica Láinez s’est emparé de ces lieux et de cette tumultueuse histoire pour inventer un « Vicino » de fiction, qu’il représente bossu et impuissant, et à qui il donne la parole tout du long, dans une remémoration au cours fatal.

Bomarzo 
Láinez
Cherche midi
Bomarco de Manuel Mujica Láinez aux éditions Cherche Midi, 2023.

Un être solitaire et enfiévré, capable de voir des fantômes et de peupler les murs de sa prison intérieure avec toutes sortes de figures et de déraison. Avant d’en meubler son jardin. Et voilà, par ses yeux, le paysage de Bomarzo : 

« C’était une nuit singulièrement claire qui conférait au paysage une étrange pâleur comme s’il eût été entièrement parsemé de squelettes colossaux. Je me penchai sur le parapet et vis à droite l’ondulation fauve des toitures de Bomarzo qui nous encerclaient comme des vagues confuses immobilisées au pied du château. Le panorama tout entier des collines donnait la même impression de mer agitée et statique, de mer gelée qui aurait pris l’apparence de squelettes cyclopéens. Au loin, devant, se dressait le rocher de Mugnano et, plus loin encore, le Tibre étincelait comme la lame brisée d’une épée. »

Baroque à l’extrême, ce style a quelque chose d’envoûtant, et l’œil du lecteur brûle, ici et là, de cet excès de feux ténébreux — qui aboutiront au final à un véritable autodafé —, tandis qu’apparaît la femme, l’épouse inaccessible, celle qui le paralyse et le pousse à l’évanescence :

« La porte s’ouvrit et je devinai que Giulia se trouvait derrière moi. Je me tournai vers elle et la vis, debout, appuyée contre le nid d’ombre. Les cheveux dénoués, en longue robe blanche, c’était une apparition lunaire. Ses yeux transparents sous les cils noirs brillaient comme des aigues-marines… Un doux parfum émanait de sa peau… »

Bomarzo
Parc des monstres, Bomarzo, Italie, Protée-Glaucos. Photo : Gabriele Delhey

Le décor et les visages se conjuguent pour composer une image fantastique et d’une rare beauté, pour monstrueuse qu’elle soit, comme les fresques florentines de Benozzo Gozzoli, auquel renvoie ce récit, et son « cortège des mages », si propres à égarer notre perception du monde et des choses. Sans oublier, d’une part le peintre Lorenzo Lotto qui fera le portrait de « Vicino »« pour l’éternité » et, d’autre part, Benvenuto Cellini dont il porte une bague gravée par lui et qui est son talisman. L’esprit magique préside à ce destin, car l’horoscope promet au jeune Orsini, offensé et humilié par son physique disgracieux, le rejet de son père et les cruelles moqueries de ses frères, l’immortalité ; ce que confirme Paracelse, qui fait un saut à Bomarzo et, sous son bonnet crasseux, lui révèle, dans son italien teutonique (ce grand alchimiste se nommait Bombast von Hohenheim), l’existence de lettres contenant la formule de l’immortalité. Sans omettre de dire que la véritable immortalité est de se prolonger dans sa descendance, à quoi ne peut accéder « Vicino », voué à l’impuissance — sauf avec des filles de ferme et quelques courtisanes, gens de rang inférieur qu’il peut alors dominer et soumettre à son désir. Mais de Safed en Galilée, patrie des cabalistes, viendra sur le tard le salut, et rabbi Salomon Luna lui procurera ce fameux philtre d’immortalité… sauf qu’un des siens y aura mêlé le poison qui lui sera funeste. « Un jour mourront les monstres de pierre érigés par mon orgueil », tels seront ses derniers mots. Pourtant l’oracle se réalisera, à travers le récit, et quelques siècles après « le duc se contemplera lui-même », et c’est là, dans cet immarcescible texte de Láinez que revit à tout jamais le destin hors du commun du duc de Bomarzo. Mais, au terme d’une multitude d’aventures dignes des meilleurs romans de chevalerie — Cervantès, « manchot de Lépante » évoqué au dernier chapitre, est une inéluctable référence —, laissons au prodigieux romancier argentin le soin de tirer le rideau, magistralement, sur la plus étonnante scène de l’univers romanesque :

« Un froid plus intense commença à envahir mes jambes et ma taille et à me glacer le cœur ; la seule chose que je voyais encore étaient mes mains aux longs doigts du portrait de Lorenzo Lotto. Je m’allongeais en gémissant. Je voulais baiser le chapelet béni par saint Pie V qui pendait à mon bras inerte, mais mes lèvres s’immobilisèrent à mi-chemin entre les grains noirs du rosaire et la bague d’acier pur de Benvenuto Cellini à mon petit doigt crispé ; ce fut la dernière chose que virent mes yeux avant que la nuit implacable ne les ferme et ne m’entraîne, pauvre monstre de Bomarzo, chercheur d’amour et de gloire, pauvre homme triste, vers la forêt des monstres véritables et de la dernière invincible lumière. »

De cet immense fleuve romanesque, pour peu qu’on touche à l’autre rive, on ne peut que ressortir vivant et bienheureux. Ce livre est un talisman qui ne peut conduire son lecteur qu’à bon port.

Bomarzo de Manuel Mujica Láinez. Traduction : Catherine Ballestero. Éditions Le Cherche Midi. 928 pages. Parution : 5 janvier 2023. 22,50 €.

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

1 COMMENTAIRE

  1. Par le biais de son style riche et puissant, Bensoussan rend admirablement justice a cette œuvre au style somptueusement baroque. Deux auteurs impressionnants!

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