Si l’actualité nous donne à voir un monde arabe en violente ébullition, dans son nouveau roman d’amour, Boussole, Mathias Enard insuffle un vent d’optimisme. Comment ? En rappelant la richesse intellectuelle d’un Orient qui a notamment inspiré l’Europe avec la vision des orientalistes. Prix Goncourt 2015.
Frantz Ritter, musicologue mélancolique face à la maladie et la vieillesse annoncées, vit une nuit d’insomnie suite à la réception d’un message de la seule femme aimée, Sarah. En une nuit dont les heures défilent sur un tempo bien cadencé, Frantz va « vaincre la bile noire par le voyage, d’abord, puis par le savoir, et par la mystique sans doute… » revivre sa passion pour la curieuse et savante Sarah et pour l’Orient qui les a rapprochés.
Combien de temps me reste-t-il à vivre? Qu’est-ce que j’ai raté pour me retrouver seul dans la nuit éveillé le cœur battant les muscles tremblants les yeux brûlants, je pourrais me lever, mettre mon casque sur mes oreilles et écouter de la musique, chercher la consolation dans la musique, dans l’oud de Nadim, par exemple, ou dans un quatuor de Beethoven, un des derniers – quelle heure est-il au Sarawak, si j’avais osé embrassé Sarah ce matin-là à Palmyre au lieu de lâchement me retourner tout aurait peut-être été différent : parfois un baiser change une vie entière, le destin s’infléchit, se courbe, fait un détour.
Sarah, Parisienne d’origine algérienne, spécialiste de Sadegh Hedayat, de l’aventurière Anne-Marie Schwarzenbach ou de Fernando Pessoa travaille sur une thèse visant à montrer la construction commune de l’Europe et de l’Orient. Frantz Ritter la rencontre en Autriche lors d’une grande messe sur l’Orientalisme au château de Hainfeld, ancienne demeure de Joseph von Hammer-Purgstall, premier grand orientaliste autrichien ayant traduit Les mille et une nuits et Le divan de Hafez.
La boussole de Frantz Ritter ne cesse alors de se diriger vers l’Est, là où court toujours plus loin une Sarah qui lui refuse l’amour, se mariant avec Nadim, « concertiste réputé en Syrie » qui sera « en France un migrant de plus ».
Au rythme de la nuit, le narrateur enchaîne jusqu’à l’excès les récits de ses rencontres avec Sarah à Téhéran ou Alep mais surtout les passions d’archéologues, de musiciens, d’intellectuels pour ce vibrant Orient qui attire par ses délices de tout ordre.
Le désir d’Orient est aussi un désir charnel, une domination par le corps, un effacement de l’autre dans la jouissance.
Féru d’art contemporain, de littérature persane, l’auteur, grand bavard, nous inonde de références. Mais, en maîtrisant sa trame romanesque et en nous délectant de piquantes anecdotes sur la vie mouvementée de certains personnages, l’intérêt est omniprésent. Comment ne pas s’emballer pour la vie de Marga d’Andurain, cette première femme européenne à se rendre à La Mecque avec un « mari passeport », accusée d’espionnage et d’assassinat. Ou celle de ce jeune lyonnais, Frédéric Lyautey (personnage du roman), prorévolutionnaire expulsé d’Iran.
L’auteur montre comment l’Orient a révolutionné l’art, les lettres, la musique, surtout la musique.
Napoléon Bonaparte est l’inventeur de l’orientalisme, c’est lui qui entraîne derrière son armée la science en Égypte, et fait entrer l’Europe pour la première fois en Orient au-delà des Balkans. Le savoir s’engouffre derrière les militaires et les marchands, en Égypte, en Inde, en Chine ; les textes traduits de l’arabe et du persan commencent à envahir l’Europe, Goethe le grand chêne a lancé la course ; bien avant Les Orientales d’Hugo, au même moment où Chateaubriand invente la littérature de voyage avec L’itinéraire de Paris à Jérusalem, alors que Beethoven joue ce soir-là pour la petite comtesse italienne mariée à un Hongrois devant les plus beaux habits de Vienne, l’immense Goethe met la dernière main à son West-österlicher Divan, directement inspiré de la traduction de Hafez qu’a publié Hammer-Purgstall…en 1812, alors que ce dragon de Napoléon, cet horrible Méditerranéen, pensait affronter les Russes et leur terrifiant hiver, à trois mille lieues de la France. Ce soir-là, pendant que Napoléon tape du pied en attendant les bateaux à Elbe, il y a Beethoven, et il y a le vieux Hafez, et Goethe, et donc Schubert, qui mettra en musique des poèmes du Divan occidental-oriental, et Mendelssohn, et Schumann, et Strauss et Schönberg, eux aussi reprendront ces poèmes de Goethe l’immense, et à côté de la comtesse Apponyl se trouve Chopin le fougueux, qui lui dédicacera deux nocturnes.
Beethoven, Schubert, Litz, Berlioz qui n’a jamais voyagé en Orient mais a été largement influencé par Les orientales d’Hugo…. » Tous ces grands hommes utilisent ce qui leur vient de l’Autre, pour modifier le Soi, pour l’abâtardir, car le génie veut la bâtardise, l’utilisation des procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant d’église et de l’harmonie… »
La dimension politique du roman (s’il y en a une) est bien de nous montrer par l’idée de Sarah et l’érudition de Frantz la communauté de destins de l’Orient et de l’Occident forts d’une construction commune.
Nous avons plus que jamais besoin de nous défaire de cette idée absurde de l’altérité absolue de l’Islam et d’admettre non seulement la terrifiante violence du colonialisme, mais aussi tout ce que l’Europe devait à l’Orient – l’impossibilité de les séparer l’un de l’autre, la nécessité de changer de perspective. Il fallait trouver, disait-elle, au-delà de la bête repentance des uns ou de la nostalgie coloniale des autres, une nouvelle vision qui inclue l’autre en soi. Des deux côtés.
Hafez, Omar Khayyam, la poésie persane ont irrigué l’art européen, influençant par exemple Fernando Pessoa. « La passion gitane, par les marges, dans les paysages hongrois et les collines andalouses, transmet son énergie à la musique dite “occidentale” »
Cette boussole truquée offerte par Sarah, ce besoin de sens lors de l’appel à la prière, poussent Frantz Ritter et le lecteur à saisir le don de la diversité, à comprendre que « le monde a besoin de mixité, de diasporas »
Boussole, roman d’amour, passion pour une femme et pour la culture orientale, est le sixième roman de Mathias Enard qui poursuit sa quête d’Orient après Zone, Parle leur de batailles, de rois et d’éléphants et Rue des voleurs. Déjà lauréat de nombreux prix, tel le Prix des libraires Nancy-Le Point 2015, l’auteur est en lice pour le Prix Goncourt 2015.
Boussole Mathias Enard, Actes Sud, août 2015, 400 pages, 21,80€. Prix Nancy-Le Point 2015, Prix Goncourt 2015