On attendait impatiemment Franck Bouysse après le colossal succès de Né d’aucune femme. Avec Buveurs de vent, l’écrivain briviste confirme magistralement son immense talent. Et sa singularité.
Il y a un viaduc. À ce viaduc sont accrochées quatre cordes qui pendent dans le vide. Une pour la soeur et trois pour les frères. Elles ne sont pas là pour se pendre. Elles sont là pour leur donner de la hauteur, leur permettre de quitter par moments le monde du dessous celui de Gour Noir, un site qui porte bien son nom tant rien n’est à espérer dans ce lieu où vivent des femmes et des hommes résignés travaillant aux carrières, ou à la centrale araignée qui dispense la lumière artificielle en utilisant l’eau du barrage. Les quatre jeunes adultes rêvent d’autre chose : Matthieu d’une harmonie avec la nature, Marc de livres que son père lui empêche de lire, Mabel la magnifique de liberté et Luc, lui le garçon « différent », du coffre merveilleux de l’Ile au trésor de Stevenson. Cela pourrait ressembler à un conte pour enfant, mais on est chez Franck Bouysse qui, depuis ces derniers livres, nous a habitué à un univers pesant et lourd. Avec lui la nature humaine n’est jamais bonne et le mal absolu côtoie toujours l’envie de liberté. Le mal cette fois porte un nom : Joyce, tyran local, dictateur qui surveille avec l’aide de ses gardes-chiourmes toutes les activités professionnelles et privées sur son territoire dont les rues portent son nom : Joyce 1, Joyce 2 …. C’est lui qui va symboliser le Mal, jusqu’au chaos.
L’écrivain n’a pas son pareil, dans un style facilement identifiable, pour décrire la noirceur de l’âme humaine. Dans un espace temps et géographique imaginé, il emprunte à notre époque des événements récents comme une guerre mondiale, des révoltes ouvrières et crée ainsi un fort sentiment de malaise baignant le lecteur dans une eau emplie de réalité et de fiction. Telle une parabole de notre actualité. Les pages s’alourdissent au fur et à mesure de la lecture et on sait que les rares moments de bonheur décrits avec une force poétique rare ne font que précéder des instants de violence. Par son talent de conteur Franck Bouysse, comme à chaque fois, utilise des pistes à la manière de romans policiers. C’est Lynch, l’homme de main armé de Joyce, à l’étoile de shérif, qui enquête sur une explosion mortelle dont on espère qu’il ne devinera jamais le responsable. Les tués sont des crapules qui ne respectent pas l’Homme ni la Nature, crimes identiques et à égale hauteur de châtiment. Tuer à l’explosif des dizaines de poissons révèle la nature humaine de la même manière que des bizutages de jeunes ouvriers.
Bouysse continue son sillon entamé avec notamment ses romans « ruraux » comme Glaise, Grossir le ciel ou Plateau. Ses personnages positifs et attachants ont un seul but, s’extraire de leur condition sociale, religieuse et culturelle qui leur a été assignée dès leur naissance. Mabel, la soeur à la beauté irradiante et qui initie dans des pages magnifiques son frère Luc à la sexualité, est une image forte de ce récit, celle qui ose la première défier l’ordre établi par le passé, la tradition et Joyce. Comme Rose dans son précédent roman, elle va utiliser ses armes pour lutter et comme dans Né d’aucune femme, c’est une femme qui représente à la fois la victime et l’espoir face au mal incarné par les hommes ou les vieilles femmes rongées par la religion comme Martha, la mère ignoble de Mabel. On navigue ainsi entre espoir et terreur, poésie de la nature et laideur humaine, chaos et paradis, cherchant à savoir qui l’emportera.
À la lecture, on hésite toujours entre la forme romanesque et le conte. Joyce est un ogre. Marc, Matthieu, Mabel et Luc sont les enfants du bûcheron que l’on perd dans la forêt. Mais le récit est bien celui d’êtres d’aujourd’hui. Il nous emporte, nous fait rêver, nous terrifie, comme, lorsqu’enfant nous nous cachions sous les couvertures, hypnotisé entre peur et désir. Franck Bouysse est un formidable conteur qui envoûte le lecteur, le laissant souvent au bord de la route, asphyxié, épuisé, mais charmé. Au bord de la route. Ou du viaduc salvateur, celui ou pendent quatre cordes qui ne sont pas faites pour se pendre.