Dans ce second roman, Sophie Brocas évoque l’amitié de trois sexagénaires hommes, en lutte avec leur âge et leur vieillissement. Par son regard féminin, tendre, mais ironique, elle déjoue les pièges d’un thème mille fois traités pour écrire joliment un roman attachant.
Dans « Thelma et Louise », deux jeunes femmes frustrées par une existence monotone décident de partir à l’aventure sur les routes de l’Arkansas à bord d’une Ford Thunderbird. C’est un road movie cinématographique à l’Américaine.
Dans « Camping-car », trois sexagénaires quittent Paris pendant trois jours pour rejoindre Charleville-Mézières dans un vieux camping-car Rapido. C’est un road movie littéraire à la française. Après tout, chaque route mérite le détour dès lors qu’elle s’ouvre sur un nouvel épisode de vie. Et c’est bien ce que recherchent trois amis d’enfance qui vivent tous des moments difficiles alors qu’arrive leur dernière étape de l’existence.
Dans le désordre le plus complet on trouve d’abord Jean Durut (tout un programme) dit Jeannot, chauffeur à la RATP et propriétaire de ce vieux Rapido, fidèle véhicule qui va transporter jusque dans les Ardennes le spleen des amis. Un peu fruste dans ses relations avec les femmes et conquérant maladroit. Et puis il y a Alexandre Mornay, haut fonctionnaire sans mission, qui prononce contre rémunération des éloges funèbres lors des enterrements des chiens et chats. C’est l’intellectuel. Il vit avec Dolorès femme lumineuse, mais indépendante. Le dernier, c’est le hasard qui le place là, c’est Francis, mais ses amis l’appellent Moz comme Mozart, car il travaille dans les dessous de l’Opéra Garnier, manipulant les décors et vivant sous les entrechats de danseuses merveilleuses. Ces trois hommes, vivent des moments difficiles, dans le même désordre qui leur appartient : perte d’emploi, aventure sentimentale, séduction en berne. S’éloigner de leur quotidien est une occasion pour eux de tenter d’y voir plus clair comme si quitter les lieux de vie habituels créait un détachement nécessaire.
Cela ressemble bien entendu à un thème mille fois raconté au cinéma (Le cœur des hommes, notamment), en BD (Les vieux fourneaux) : c’est l’histoire de mecs qui se cherchent, qui se retrouvent, qui se donnent des coups de poing dans le ventre en signe d’amitié et de virilité. Ils plongent dans l’eau de la piscine leurs pieds ou leurs souvenirs. On retrouve bien cette connivence dans ce roman où depuis toujours nos amis se régalent chaque dimanche soir à LaTouraine, restaurant où les femmes n’ont pas leur place. Mais cette fois l’auteur, Sophie Brocas qui avait réussi un huis clos féminin avec son premier roman « Le cercle des femmes », est une auteur. Et cela change beaucoup de choses.
Bien entendu, les sentiments masculins de ces sexagénaires sont universels. Il y a l’approche de la retraite, ce moment « comme une nouvelle adolescence. La connerie en moins. Mais la liberté financière en plus ». Il y a encore cette première « panne » plus traumatisante qu’il n’y parait. Et ce sentiment d’être dépassé par la technologie qui s’accélère, d’être largué. Ce ressenti que les grands choix sont passés, les carrefours de plus en plus rares, la route vers Charleville-Mézières incontournable. Alors quand on est un homme on tente une dernière fois de prendre un chemin détourné, une voie de traverse, de quitter la nationale pour une maîtresse ou une mère qui vous a oublié.
On essaie « de congédier la perspective de la vieillesse », de retrouver « l’ivresse des premières amours ». Et tout cela sonne juste, sonne vrai. Ils sont un peu benêts nos mâles, un peu gauches en matière de sentiments, mais ils sont sincères dans leur recherche d’un futur qui s’amenuise. Mais c’est bien une écrivaine qui les observe, qui les ausculte avec tendresse et aussi une juste moquerie. Ce sont ses mots qui ironisent sur Jean et sa lourde technique de drague, sur Jeannot qui dans le rétroviseur de son bus n’a pas vu qu’il se faisait doubler par le féminisme et des femmes qui revendiquaient leur indépendance et leur autonomie. C’est Cléa qui expliquera à Moz qu’il n’a pas réglé tous ses comptes avec son enfance et sa mère et qu’il doit devenir un homme « fini » pour enfin aimer et être aimé. Et Alexandre qui croit redevenir un amant irrésistible dans les bras d’une plus jeune ouvrira peut-être les yeux devant Psylvia. Ce sont trois femmes qui vont les « décoincer », trois femmes qui sont peut-être paradoxalement les véritables héroïnes de ce roman, trois femmes qui vont raconter un demi-siècle d’évolution de leur condition et exprimer leurs exigences, leurs désirs.
En montant avec les trois amis dans le Rapido on croit au début de la route, rouler dans un véhicule connu et usagé, mais, peu à peu, au fil du parcours et de la lecture, les paysages deviennent plus inhabituels, plus marqués, plus escarpés. Pour les sexagénaires, ils évoqueront un tracé familier, aux résonances et préoccupations quotidiennes. Pour les plus jeunes, ils livreront un voyage initiatique, un voyage d’avertissement. Une manière de découvrir ce qui les attend pour leur dernière étape. Qui peut quand même être très belle.
Roman Camping-car Sophie Brocas, Editions Julliard, 228 pages, 19 €
Après des études de droit à Pau, et un troisième cycle de sciences politiques à Paris, elle crée une petite société de presse qu’elle vend ensuite à un confrère puis décide de préparer l’ENA. Aujourd’hui haut-fonctionnaire de l’Etat, Sophie Brocas a déjà publié un premier roman : Le Cercle des femmes, sélection talents Cultura 2014.
C’est incroyable comme les tempêtes intérieures transforment l’apparence physique en quelques instants à peine. (p.111)