Rennes, comme Reims et Créteil, a été sélectionnée afin de tester un nouveau dispositif dans la lutte contre la consommation de drogues sur la voie publique. Cette expérimentation commence en juin, durera deux mois et un bilan sera dressé fin août. En pratique, gendarmes et policiers pourront immédiatement sanctionner d’une amende allant de 150 à 450 € tout consommateur pris en flagrant délit – sur le modèle des infractions routières. Cette mesure-test aura-t-elle les effets escomptés ? Mais, surtout, quels sont ses tenants et aboutissants. Gendarme, consommateur et vendeur témoignent.
À contre-courant de la direction empruntée actuellement par de nombreux pays occidentaux tels le Canada, les États-Unis, l’Espagne, l’Italie ou, de plus longue date, les Pays-Bas, le gouvernement d’Emmanuel Macron opte pour une nouvelle politique répressive à l’égard des consommateurs de cannabis, modifiant un pan de la loi du 31 décembre 1970 relative à la consommation de stupéfiants. Déjà annoncé en 2018 et testé à partir de juin à Rennes, Reims et Créteil, le dispositif tend littéralement à court-circuiter le système pénal au profit d’amendes forfaitaires.
Fondés sur le modèle des infractions routières, ces procès-verbaux seront d’ailleurs gérés par la même instance, le Centre National de Traitement, lequel automatise la procédure et oblitère le jugement et la présomption d’innocence. Tout usager pris en flagrant délit de consommation de cannabis dans l’espace public se verra infliger une amende de 200 € à effet immédiat – minorée à 150 € si le paiement est effectué dans les deux semaines et majorée à 450 € en cas de retard. Rapide et efficace, semble-t-il. De fait, le dispositif présente l’avantage de désengorger les tribunaux et de faire rentrer rapidement plus d’argent dans les caisses de l’État.
Selon Philippe Astruc, procureur de la République à Rennes, cette nouvelle mesure vise à « responsabiliser les usagers ». « Ceux qui achètent de la drogue sur un point de deal ne commettent pas un acte anodin. Ils participent à tout un écosystème et alimentent les réseaux criminels », argumente-t-il, « convaincu que l’on peut avoir des résultats efficaces sur l’offre des stupéfiants si on agit sur la demande ». Une logique qui prétend que diminuer le nombre d’acheteurs par la peur de l’amende réduirait mécaniquement la présence de revendeurs dans les rues. Des revendeurs qui, selon Philippe Astruc, en accord avec le sentiment de beaucoup de Rennais, « jouent sur la dégradation de la qualité de vie des riverains qui empruntent ou vivent sur les lieux de trafics ».
Mais, comme le déclare un gendarme rennais, sous couvert d’anonymat : « J’ai un doute sur la faisabilité de l’application de cette mesure, car il faudrait un flagrant délit ». La rare opportunité et la grande difficulté à établir un flagrant délit en la matière risquent de compliquer l’application de ces amendes. Alors, ce nouveau dispositif va-t-il accoucher des effets escomptés ?
Que dit la loi aujourd’hui sur la consommation de cannabis ?
La loi ne sanctionnait-elle pas déjà la consommation de cannabis dans les lieux publics ? Fumer ou posséder du cannabis est un délit en France. En cultiver et en vendre constituent un crime puni par la loi du 31 décembre 1970, actuellement en vigueur en France en matière d’usage de stupéfiants. « La production, la fabrication, le transport, l’importation, l’exportation, la détention, l’offre, la cession, l’acquisition ou l’emploi » du cannabis, de sa plante et de sa résine sont interdits et passibles d’amendes et/ou peine de prison (article R. 5132-86).
Quelle que soit la quantité, le simple usage peut entraîner jusqu’à un an d’emprisonnement, parfois accompagné ou substitué à une amende de 3750€. La cession ou l’offre de produits illicites en vue d’une consommation personnelle peut entraîner jusqu’à 5 ans de prison et 75 000 € d’amendes. La culture du cannabis est proscrite au-delà de 0,2% de THC (Tétrahydrocannabinol) dans les plants, même pour son propre usage, est punissable de 7,5 millions d’amende et 30 ans de prison. Vendre illégalement est un crime passible de réclusion criminelle à perpétuité (7,5 millions € et 30 ans de prison).
Sévère, la loi va plus loin encore en proscrivant la représentation de la feuille de cannabis sur des vêtements, bijoux, livres ou tout autre support. Considérée comme une incitation à la consommation, arborer une feuille de cannabis est passible de 75 000 € d’amende et jusqu’à 5 ans d’emprisonnement. Au demeurant, cette dernière interdiction peut surprendre de nos jours quand on connaît la profusion d’objets à l’effigie de la petite feuille verte vendus en magasin et sur Internet. Un merchandising énorme sur lequel l’Etat ferme les yeux la plupart du temps, de même que sur la vente de feuilles “slim” et de tout le matériel nécessaire à la consommation, voire à la culture du cannabis. Ainsi, pourquoi pénaliser les consommateurs quand un commerce légal permet l’achat de tous ces accessoires ? Ce nouveau dispositif à leur encontre ne révèle-il pas un paradoxe national toujours plus intenable ?
Il faut dire que malgré cette politique parmi les plus répressives, l’Hexagone est le premier pays européen consommateur de cannabis avec la République Tchèque. Selon les chiffres officiels de l’OFDT (Observatoire Français des Drogues et Toxicomanie) de 2019, la France comptait 5 millions de consommateurs, dont 1,5 millions d’usagers réguliers et 900 000 quotidiens (Télécharger Drogues, chiffres clés – 8e édition).
Notre rédaction a questionné différents consommateurs réguliers. La réponse suivante, faite par J., résume bien leur perception :
« Alors que la France est parmi les pays européens les plus répressifs sur la consommation, c’est aussi le premier pays consommateur en Europe. L’interdiction est donc contreproductive. En comparaison, les images que l’on a de la prohibition aux USA dans les années 30 sont justement celles de la prolifération de lieux clandestins à l’encontre d’une interdiction bornée. Interdire, c’est aussi faire abstraction complète de toute la réflexion sur la réduction des risques qui a émergé dans les milieux associatifs et socio-médicaux depuis les années 90. C’est non seulement criminaliser le plaisir de petits consommateurs, mais aussi faire de la pathologie que peut représenter l’addiction un crime – quand elle nécessiterait davantage un accompagnement socio-médical que judiciaire. Sanctionner les consommateurs ne les poussera pas à moins acheter, mais à vivre toujours plus dans la peur, à se sentir marginalisés dans leurs habitudes, à attiser les méfiances envers les forces de l’ordre (parmi lesquelles il existe aussi des consommateurs). Ça paraît une idée saugrenue quand la plupart des pays occidentaux tendent vers une légalisation. Je pense qu’elle s’explique avant tout par une volonté de faire payer des amendes faciles à obtenir des petits consommateurs. C’est tellement plus simple pour l’Etat de récolter un paquet de fric comme ça, en mettant la pression sur les petits, en les faisant se sentir coupables, plutôt que de démanteler les réseaux importants et souvent mafieux qui sont à l’origine de ce commerce ».
Vers une loi plus en phase avec la réalité ?
La sévérité des peines relatives à la consommation, la culture et la distribution du cannabis semble matérialiser la ténacité avec laquelle la France campe sur ses positions depuis des années (malgré une tolérance plus ou moins marquée en fonction de la localisation géographique) et le refus d’un débat que nombre de politiciens français ont tenté de lancer. Souvenons-nous de Lionel Jospin affirmant en 2002, dans une interview pour l’AFP qui fit scandale alors que le socialiste était candidat aux élections présidentielles, que « fumer un joint chez soi est certainement moins dangereux que de boire de l’alcool avant de conduire ». « Il s’agit d’une question d’éducation et de prévention […] il ne faut plus considérer la question des drogues comme une question taboue », soulignait encore l’ancien journaliste et homme politique Noël Mamère en 2012 avant de déposer en vain une proposition de loi relative à la légalisation contrôlée du cannabis. De fait, la question se pose : l’histoire démontre-t-elle souvent l’efficacité des politiques les plus répressives ? La prohibition n’entraîne-t-elle pas au contraire le deal et le trafic mafieux ?
Paradoxalement, l’illégalité du trafic de drogue n’a pas empêché l’INSEE (Institut de Statistiques Européen Eurostat) d’intégrer ses revenus dans le PIB de la France depuis 2018 (s’alignant ainsi sur les Pays-Bas et d’autres grands pays européens tels le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Italie). Une estimation est ainsi réalisée dans la plus grande abstraction afin d’être inclue dans le PIB français (source). Alors qu’on cherche à inclure les chiffres du trafic dans ce calcul, pourquoi empêcher les acteurs économiques nationaux reconnus de développer une filière qui répondrait à des attentes sociétales et environnementales tout en officialisant et contrôlant les revenus d’un réseau encore illégal en France ? Une proposition régulièrement avancée depuis plus de trente ans.
Notre rédaction a également questionné trois dealers rennais. La réponse suivante, faite par M., résume bien leur conception :
« La logique du test est complètement biaisée. Ils veulent pénaliser la demande pour s’attaquer à l’offre. C’est un peu comme les augmentations du prix du tabac qui ont finalement un effet assez négligeable sur la diminution sur nombre de fumeurs. Malgré les discours qui l’affirment, les gens arrêtent de fumer pour d’autres raisons que le prix, l’État se bouffe toujours plus de taxes, les fabricants de tabac prospèrent toujours et finalement les plus pauvres sont les plus affectés. Là ce sera un peu pareil, les gros trafics ne seront pas du tout touchés, les revendeurs seront toujours aussi présents. Les seuls qui le seront éventuellement sont les tout petits dealers qui font ça pour mettre un peu de beurre dans les épinards et qui perdront peut-être temporairement des clients touchés par ces amendes. Le proc de Rennes veut nettoyer certains points de deal et compare son combat à la sécurité routière. Ce qu’il veut en fait c’est que l’espace public soit propre en apparence et pour ça menacer le portefeuille de ceux qui apparaissent comme des nuisances à ses yeux. On est dans la répression économique et le nettoyage urbain plus que dans une politique de compréhension et de gestion intelligente des enjeux qui sont multiples : consommation récréative, addiction pathologique, trafic mafieux, etc. Monsieur le Procureur de la République veut loger tout le monde à la même enseigne aseptisée. Amendes ou pas, les Français continueront d’aimer la weed ».
Pour autant, aucun pays européen n’a complètement légalisé le cannabis à ce jour. Cela étant, beaucoup montrent des signes de libéralisation morale et commerciale. Ils tolèrent et encadrent la consommation, à l’image de l’Espagne (dépénalisée depuis 1991, le pays approuve les Cannabis Social Clubs) et les Pays-Bas (quantité maximale de 5g sur soi). Au total, pas moins de douze pays européens ont fait le choix de la dépénalisation : l’Allemagne, la République tchèque, la Belgique, le Danemark, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, la Croatie, le Portugal et la Slovénie.
Plus encore, le cannabis thérapeutique est autorisé en Suisse, au Canada, en Allemagne, au Pays-Bas et en Norvège. En juillet 2019, l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM) a également donné son feu vert pour le lancement d’expérimentation du cannabis à usage médical en France. Sur une durée de deux ans, le cannabis thérapeutique sera prescrit pour cinq pathologies spécifiques (seuls les participants pourront accéder au cannabis thérapeutique) avant d’envisager une éventuelle généralisation. Face à la mobilisation des autorités de santé sur la gestion de l’épidémie de COVID-19, le lancement a été reporté « au plus tard au 1er janvier 2021 ». (source)
Alors, des amendes automatiques pour les consommateurs de cannabis, un pas en avant ou deux pas en arrière ?
Article de Jean Gueguen et Emmanuelle Volage