Bientôt deux cent ans que La Consulaire trône, impassible, dans le port de Brest. Celle que l’on appelle de l’autre côté de la Méditerranée Baba Merzoug provoque aussi des agitations. Déjà plusieurs années qu’une poignée de militants réclame le rapatriement de ce canon massif pris par la Marine française lors de la conquête d’Alger. Plus récemment, le rapport de l’historien Benjamin Stora a relancé le débat quant à l’avenir de l’imposante pièce d’artillerie. Intouchable monument du patrimoine naval pour certains, symbole d’une énième spoliation colonisatrice pour d’autres, Unidivers revient sur l’histoire de l’objet en tentant de démêler son héritage problématique.
Le 20 janvier dernier, l’historien Benjamin Stora remettait au président Emmanuel Macron un rapport dans lequel étaient inscrites différentes propositions concernant le traitement mémoriel du passé colonial de la France en Algérie. Parmi ses préconisations, le rapport Stora suggérait le création d’une commission franco-algérienne sur l’avenir du canon La Consulaire. Installé au milieu de l’arsenal de la cité du Ponant depuis la conquête d’Alger en 1830, l’impressionnant morceau de bronze avait déjà été l’objet de revendications de la part de militants algériens qui demandaient son retour vers son port d’origine.
Avant de s’aventurer plus profondément dans le débat épineux de son héritage mémoriel, il convient de revenir sur les origines de l’objet. Hervé Bedri, responsable du patrimoine historique de la Marine Nationale, a accepté de nous rencontrer pour retracer l’histoire du canon.
Conçu en 1542 par un maître fondeur vénitien afin de célébrer la fin des travaux de fortification du môle d’Alger, celui qu’on appelle en France la Consulaire était d’abord appelé par les Algérois Baba Merzoug, ou “Père béni” en arabe. Si nombre de poèmes ottomans et algériens chantent les louanges de l’imposant gardien fait de bronze veillant fièrement sur sa ville, Hervé Bedri nous l’assure : de par sa taille, à savoir près de douze mètres de long, le canon était pour ainsi dire inutilisable et était surtout considéré comme une arme de prestige, un symbole de la souveraineté du Dey (titre des souverains de la régence d’Alger sous l’autorité nominale de l’Empire ottoman, de 1671 à 1830).
Les quelques coups de feu tirés par la Consulaire demeurent néanmoins célèbres en ce qu’ils marquent la construction d’un véritable mythe dont le premier épisode se déroule en 1683. Une flotte de guerre est alors conduite par la France à Alger afin de mettre un terme aux activités de piraterie en Méditerranée. En réponse à l’expédition militaire, le père Le Vacher, consul de France auprès du Dey, est attaché à la bouche du canon puis exécuté. Quelques années plus tard, en 1688, un autre consul français, André Piolle, subira le même sort…
C’est évidemment en référence au martyre de ces deux diplomates, ainsi que celui d’autres chrétiens et français de la cité, que la Consulaire fut baptisée de la sorte après de la prise d’Alger le 5 juillet 1830. Toujours selon Hervé Bedri, c’est précisément le souvenir de ces exécutions barbares qui motiva l’Amiral Duperré, alors à la tête de la flotte française, à demander l’autorisation d’ériger le canon sur le parvis de la majorité générale de l’arsenal de Brest en 1833. Dans les années qui suivirent sa mise en place, la pièce se vit ornée de plusieurs éléments, parmi lesquels un coque trônant sur sa bouche, ainsi que des bas reliefs sur son socle.
Depuis, la Consulaire n’a plus bougé. Résistant impassiblement au passage du temps, elle fut épargnée par les destructions qui ont pourtant anéanti l’arsenal durant la Seconde Guerre mondiale. Rien ne semble pouvoir l’affecter, de même que personne ne semble vraiment prêter attention à ce petit monument qui sommeille en contre-bas des fortifications de la ville. Il fallut d’ailleurs attendre les fêtes maritimes de 1992 pour que les Brestois puissent enfin approcher l’antique pièce d’artillerie, qui demeure inaccessible, car située sur une zone militaire.
Pourtant, voilà maintenant plusieurs années que la Consulaire est au cœur d’une controverse. Voyant dans ce monument le symbole d’une spoliation de l’Algérie par la France, des associations militent pour que Baba Merzoug reprenne le chemin d’Alger. En France également, des historiens comme Benjamin Stora osent aujourd’hui poser la question : la place de la Consulaire ne serait-elle pas sur son port d’origine ? Inutile de préciser que lorsqu’il s’agit du passé colonial de la France, les différentes mémoires se déchaînent, et viennent rappeler que les plaies de la guerre d’Algérie ne sont pas encore refermées.
En ce qui concerne la Consulaire, tout le nœud du problème réside dans les ambitions derrière la conquête d’Alger. Dans les manuels d’Histoire, c’est généralement 1885 qui est avancé comme le point de départ de la colonisation. Pour autant, il semble également que la prise de la ville en 1830 marque le début des velléités coloniales de la France. C’est du moins la thèse soutenue par Jean-Yves Guengant.
Historien spécialiste des mouvements anarchistes en Bretagne, Jean-Yves Guengant a été amené à étudier la question dans le cadre de recherches pour son ouvrage Pour un nouveau monde : les utopistes bretons au XIXe siècle, paru aux Éditions Apogée en 2015. Selon lui, il est indéniable qu’une histoire officielle a été fabriquée a posteriori afin de masquer les intentions premières de la France, qui dès la conquête d’Alger désirait mettre la main sur le territoire et les richesses de l’État Algérien.
« Alger, c’est la première pierre d’un empire colonial français nécessaire face à la montée en puissance des autres impérialismes en Europe », Jean-Yves Guengant.
D’après l’historien brestois, l’expédition d’Alger n’est pas tant une conquête qu’un sac que l’Histoire n’a pas retenu comme tel, preuve en sont les documents faisant état de la disparition d’une importante partie du butin obtenu après les combats. La Consulaire ferait ainsi partie, avec d’autres pièces, des quelques miettes de l’expédition et serait un des seuls trophées ramenés par une marine alors en pleine renaissance. En se gardant de tout commentaire sur la symbolique viriliste qui imprègne l’objet, il semble évident que la colonne représentait alors l’impuissance de l’État algérien face à la puissance retrouvée de la flotte et de l’Empire français.
Jean-Yves Guengant n’aura de cesse de le répéter : il ne s’agit pas de fustiger une nouvelle fois le passé colonial de la France, simplement d’étudier les faits afin de bâtir un socle mémoriel commun avec l’Algérie. Or, les faits indiquent que la Consulaire est un trophée, qui certes fut obtenu dans le droit de la guerre de l’époque, mais aussi dans un contexte particulier, à savoir celui d’une main basse de la France sur les biens des algérois.
La création d’une commission franco-algérienne sur l’avenir du canon semble donc autant légitime que nécessaire, d’autant qu’une telle initiative viendrait évidemment faciliter l’assainissement des relations entre nos deux pays. Pour Jean-Yves Guengant, la question n’est pas tant de savoir si la Consulaire doit ou non être rendue à l’Algérie, mais plutôt quelle(s) solution(s) la France et l’Algérie pourraient-elles élaborer afin que l’Histoire du canon soit entretenue des deux côtés de la Méditerranée.
Plusieurs propositions sont avancées. À l’instar du Court Dajot, promenade qui appartient aux États-Unis située en plein cœur de la ville de Brest, il serait envisageable de rendre à la Consulaire sa nationalité algérienne tout en la conservant à sa place. Cette solution pourrait aussi impliquer que la France s’engage auprès de l’Algérie à entretenir le canon, qui est actuellement situé sur une zone le mettant peu en valeur (le bâtiment de la majorité générale ayant été rasé durant la guerre). En retour, l’État algérien pourrait par exemple accepter de prendre en charge l’entretien de sites français ou Pieds noirs, tels que les cimetières qui décrépissent sur son territoire. Jean-Yves Guengant propose également de renvoyer le tube à Alger et de conserver son socle à Brest, socle qui selon lui est bien plus intéressant puisqu’il illustre la construction du mythe français autour de l’objet. L’avenir de la Consulaire devrait ainsi se jouer dans les mois et années à venir.
Unidivers.fr souhaite remercier Hervé Bedri, responsable du patrimoine historique de la Marine Nationale, ainsi que Jean-Yves Guengant, pour leur collaboration et leur apport respectif dans cet article.