« Le rôle de la femme reste ce qu’il a toujours été : elle est avant tout la compagne de l’homme, la future mère de famille, et doit être élevée en vue de cet avenir immuable », écrit en 1901 Pierre de Coubertin, fondateur des Jeux Olympiques de l’ère moderne. Il persiste en 1912 : les Jeux Olympiques constituent pour lui « l’exaltation solennelle et périodique de l’athlétisme mâle avec […] l’applaudissement féminin pour récompense ».
En 1928, pourtant, à Amsterdam, des femmes participèrent à leurs premiers Jeux et furent autorisées à courir l’épreuve du 800 mètres. Pas bien longtemps ! Dès les Jeux suivants, elles furent interdites de compétitions olympiques, au motif, selon ces messieurs du Comité international olympique, que leur faible constitution physique ne pouvait soutenir l’effort de deux tours de piste complets ! Ce n’est que 32 ans plus tard, en 1960 à Rome, que le sport olympique féminin eut, de nouveau, droit de cité.
Une jeune romancière et universitaire canadienne de langue anglaise, Carrie Snyder, elle-même pratiquante de la course à pied, s’est emparée de cet acte de discrimination pour en faire un premier roman, Invisible sous la lumière (traduit du titre original paru en 2014, plus immédiatement explicite, Girl runner), une fiction poignante et magnifique qui nous dévoile la vie lourde de chagrins et de souffrances, de difficiles combats, familiaux, intimes et sportifs, qu’a mené une femme volontaire et émouvante, Aganetha Smart. Carrie Snyder fait de cette jeune femme de 20 ans une championne d’athlétisme et la médaille d’or de la finale du 800 mètres des Jeux olympiques d’Amsterdam.
Le roman parcourt la vie exceptionnelle de cette athlète, qui se raconte, sur la demande de deux jeunes admirateurs et vidéastes venus l’extraire de sa maison de retraite et l’interviewer sur le lieu même de sa prime jeunesse, la ferme familiale où elle est née et a grandi. On apprendra la vraie raison de cette interview, bouleversante pour Aganetha, à la toute fin du livre.
La vieille dame, 104 ans à ce jour et condamnée au fauteuil roulant, elle qui avait des ailes aux talons, accepte finalement de se dévoiler dans un récit qui nous emmène de l’aube au crépuscule de sa vie. Aganetha fut l’une des filles nées d’un couple d’agriculteurs de la campagne de l’Ontario, un père secret et taciturne et une mère infiniment aimante et généreuse, adorée de ses nombreux enfants. La famille vit, dans les années vingt et trente, nombre d’épisodes sombres : séparations, crise économique, épidémies, deuils familiaux qui ébranleront la malheureuse Aganetha. Est-ce la course à pied qui sauvera de ces épreuves cette jeune fille effacée, « invisible sous la lumière », mais volontaire et courageuse ? Elle est devenue en effet, par un irrépressible besoin de courir, à travers la campagne d’abord, dans les stades ensuite, une athlète de compétition surdouée, qui bat même, ô sacrilège, les garçons à la course !
Elle est vite remarquée par l’équipe féminine canadienne d’athlétisme, repérée et entraînée dans le sillage d’une coureuse de sprint et de demi-fond qui deviendra sa grande amie, et sa rivale en compétition, Glad. Une amie et une championne qu’elle vaincra, avec un sentiment mêlé de respect, d’affection et de remord quand elle la surclassera, comme à contrecœur, sur la piste du 800 mètres. Une amie et une championne dont elle partagera le désespoir quand Glad sera sèchement éliminée de la finale olympique de 100 mètres sur un stupide faux départ. Mais aussi, cruelle désillusion, une amie qui lui « volera » son fiancé, Johnny Tracy, un spécialiste de la course de haies et misérable amant qui l’abandonnera avec l’enfant à naître de leur brève liaison. Cette rupture, cet abandon et la venue au monde de son bébé nous valent des pages déchirantes. Aganetha, avec un coeur et une force exemplaires qu’elle puise dans cette énergie infinie à courir et à vaincre, surmontera toutes les adversités de sa longue et douloureuse existence comme elle venait à bout de tous ses adversaires sur l’anneau des stades.
Si la finale olympique du 800 mètres eut bien lieu, celle qui la remporta dans ce livre, Agathena Smart, est un être de papier. Ce fut une Allemande, Karoline “Lina” Radke, qui gagna la course. Carrie Snyder s’en explique à la fin du roman. Son héroïne de fiction est l’image « virtuelle » d’une athlète qui aurait réuni les qualités sportives de réelles championnes canadiennes qui, elles, ont brillamment participé aux JO d’Amsterdam. Mais chacun sait la force et la toute-puissance d’un texte et d’un message quand, là-même, ils sont magnifiquement portés par l’imagination du romancier.
CARRIE SNYDER, Invisible sous la lumière [Girl Runner], trad. de l’anglais (Canada) par Karine Lalechère, collection Du monde entier, Gallimard, 2016, ISBN : 9782070146116, prix : 22.50 euros.
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