C’est avec une grande tristesse que nous avons appris la mort du poète et écrivain russe Lev Rubinstein. Il a été renversé par un chauffard le 8 janvier à Moscou et a succombé à ses blessures hier, dimanche 14 janvier, a annoncé sa fille. Il avait 76 ans. Figure historique de la “nouvelle avant-garde moscovite”, Lev Rubinstein ne se disait pas poète mais observateur du réel. Il s’était fait connaître en Russie grâce à ses performances où il mettait en scène la lecture de ses textes-sur-fiches, objets littéraires incongrus et jubilatoires, des phrases brèves écrites sur de simples fiches perforées qui relèvent à la fois de la poésie et du théâtre et inspirées de son quotidien de bibliothécaire. Avec sa mrot, c’est un peu de la poésie russe qui fiche le camp…
Afin d’échapper à la torpeur brejnevienne qui pesait sur l’art soviétique, Lev Rubinstein écrivait ses textes sur ses fiches de bibliothécaire. Absurdes, doux, ironiques, ses textes conservent aujourd’hui tout le piquant de l’underground moscovite des années 1970. Les Éditions du Tripode les ont réunis dans la Cartothèque de Lev Rubinstein.
Lev Rubinstein n’est pas un poète. Il a beau connaître ses classiques par cœur, il a beau avoir commencé à écrire ses propres vers, dès 1975, l’ancien bibliothécaire soviétique refuse d’être désigné comme tel. « Interrogé sur ce qu’il fait, il parlera de la nécessaire réflexivité de l’art, de la connivence de principe entre les arts graphiques et ceux du langage, de son intérêt pour tout texte qui n’est pas fiction », explique Hélène Henry, qui a traduit une anthologie de ses écrits, publiée aux éditions Le Tripode.
Dans l’URSS des années 1970 et du stalinisme mou de Brejnev, le bibliothécaire saisit les mots au vol. Il attrape les paroles ordinaires des passants, les mots de la langue de bois bureaucrate, façonnée par une philosophie qui tressaute sur place comme un disque rayé, il se saisit des vers de Pouchkine ou d’une littérature créée sur mesure selon les mots d’ordre des Maisons des Écrivains. Et patiemment, il les découpe, les décortique, les désassemble, dans ses bureaux de l’Institut Pédagogique de Moscou. Pour finalement les noter sur ses petites fiches de bibliothécaire.
De cette écriture sur fiche, il fait un genre à part entière. Chaque expression est cataloguée, classée, rangée. Chacune de ces fiches devient une strophe, soigneusement numérotée. Empilées, elles deviennent un poème, fantasque, une poésie transformée en un objet que l’on peut tenir dans sa main, un tas de fiches attachées par un élastique pour ne pas s’éparpiller. On déclame ces textes ainsi, fiche par fiche, et à chaque fois revient le claquement sec de la strophe que l’on pose brusquement sur la table, pour révéler la suivante.
Sur l’une d’entre elles, il écrit :
Mon cher ami.
Après cette longue période d’efforts intensifs destinés à vaincre tel obstacle ou tel autre, il faut enfin se détendre et abandonner les événements à eux-mêmes.
Fin de la fiche. L’orateur la dépose sur la table, ou sur tout autre support qu’il a à son immédiate proximité. Et puis il peut lire la suivante :
Mon cher ami.
Après cette recherche obstinée d’alternatives constructives, la meilleure conduite à tenir est de s’étirer et de bâiller voluptueusement.
Fin de la fiche. Et ainsi continuent ses textes, avec un sens que construit l’enchaînement des expressions, un peu comme dans un inventaire à la Prévert. Il laisse parfois certaines de ses fiches vierges, pour laisser un vide planer. Certaines ne contiennent qu’un mot. D’autres, des tirades entières d’une pièce de théâtre. On navigue entre l’absurde et le très matériel, sans aucun souci de l’élégance.
(Un ami me l’a raconté,/ la dame a pété en public)
Fiche suivante :
(Elle tournait en dérision/ le verbe enflammé du poète)
Lev Rubinstein traite le langage comme un entomologiste trierait les insectes. Il ouvre les élytres de ces mots pour les épingler sur du bristol, révéler leurs ailes multicolores, et mortes. Les mots ne sont plus dans leur habitat naturel, mais, chloroformés, transpercés et fixés de la sorte sur ces planches d’entomologistes, ils y gagnent une élégance inattendue. Il y a cette démarche du scientifique, de déconstruire ce monde qui l’entoure pour le classifier et en atteindre l’essence. En bon bibliothécaire, Lev Rubinstein le met en fiches.
Alors que la doctrine officielle impose à l’art le réalisme socialiste, lui décompose les tics du théâtre. Les habitudes du langage quotidien. Le poids de la langue officielle. Il se rallie aux conceptualistes moscovites, qui dans l’underground artistique de la capitale soviétique persiflent le régime et sa raideur artistique. Formés dans les écoles et universités soviétiques, ces artistes s’en émancipent. Étudiants, ils libéraient leur créativité le soir, loin de leurs professeurs. Désormais installés, leurs ateliers officiels deviennent les points de fixation de ce milieu alternatif. Leurs appartements se transforment en salons artistiques.
Le peintre Ilya Kabakov transforme l’intégralité de son atelier en installation artistique. Dans cette salle transformée en une chambre minuscule, une catapulte et un plafond béant moquent les ambitions de conquête de l’espace du régime soviétique, quand ses habitants sont enfermés dans des appartements restreints. Eric Boulatov, lui, détourne les slogans du régime en reprenant les codes du pop’art américain. Andreï Monastyrski organise des actions collectives, des balades en campagne qui mêlent photographie, théâtre, critique, littérature.
Cette faune artistique de l’underground moscovite tord l’art pour en extraire la substance, y dénicher le concept. Ils se réfèrent à l’avant-garde russe, à cet âge d’argent révolté du début du XXe siècle. Loin des carcans doctrinaux, ils se retrouvent pour échanger, débattre, créer, et rêver de la liberté d’un occident fantasmé.
Dans ces cuisines où l’on lit les textes interdits du Samizdat et où l’on partage les dernières Anekdoty, les dernières plaisanteries antisoviétiques, Lev Rubinstein déclame ses fiches, qui transforment tout ce monde-là en une absurde boule à facettes. Des décennies plus tard, on a beau les enfermer dans un livre, dans une anthologie, leur folie jaillit toujours pour nous décontenancer. Tout en conservant cette douceur burlesque et lassante du quotidien.
— Et bien d’autres, bien d’autres choses encore… Et pour cette fois-ci nous finirons comme ça :
On dépose la fiche. Suivante.
— « Les parents étaient sortis… »
Et une dernière, pour finir cette pile-là, ce texte, ce poème :
— Oui, oui, c’est tout à fait ça : « Les parents étaient sortis. Le gamin était resté seul ».
ÉVÉNEMENT SANS DÉNOMINATION 1980
Extrait de La Cartothèque (Le Tripode, 2018) – Traduction Hélène Henry
Absolument impossible.
Tout à fait impossible.
Impossible.
Peut-être un jour.
Un jour.
Plus tard.
Pas encore.
Pas maintenant.
Pas maintenant non plus.
Et pas maintenant non plus.
Peut-être bientôt.
Sans doute bientôt.
En effet, bientôt.
Peut-être plus tôt que prévu.
Très bientôt.
Là tout de suite.
À l’instant.
Attention !
Ça y est !
Voilà c’est tout.
Fini.
La Cartothèque Lev Rubinstein (Traduit du russe par Hélène Henry), Éditions le Tripode, 8 mars 2018, 500 pages, 9782370551542, 19,00 €
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