Chtarbov, le grand inventeur de la psychanalyse en double aveugle est un récit serpentin et venimeux où le rire éclate à chaque page. Jacques Lederer, qu’on suppose relié de quelque manière à l’analyse, y règle ses comptes, sinon avec les méthodes curatives, avec le « marasme existentiel » et le mal-être, dans un petit pamphlet des plus savoureux.
Chtarbov, le grand inventeur de la psychanalyse en double aveugle met en scène un colloque d’analystes qui se tient dans la Sarthe, aux Alpes mancelles, en un lieu nommé le Prieuré où se rassemblent périodiquement pour échanger des idées et faire avancer la Science les beaux esprits de France, ce qui n’est pas sans évoquer le colloque de Cerisy, dont les travaux ─ les French Theories ─, exportés aux États-Unis, font florès sur les campus américains en traitant rien de moins que de « l’universelle déglingue ».
Un colloque où vont s’affronter quelques lumières de la branche française avec la référence obligée à Lacan et surtout un trublion extravagant, moitié magyar moitié tzigane et forcément juif (comme les grands pontes de cette science : Freud, Ferenczi, Adler, Karl Abraham…), un certain Chtarbov – patronyme raccourci (circoncis, dit le texte) de Chtarbovski ─, avec comme meneur de jeu et narrateur l’auteur lui-même énoncé en Jacques L., une sorte de factotum du colloque, servant et desservant les tables, pianiste à ses heures et assistant les séminaristes, en fait un « varlet nettoyeur », aurait dit Boris Vian. Les deux mots clés du récit sont « guérison » et « angoisse », étroitement liés, confrontés, au point de s’annuler.
Mais le récit s’organise, en ce champ clos du débat psychanalytique, comme un jeu de massacre :
« Le but de la cure… est de remplacer la misère névrotique par un malheur ordinaire. »
La phrase qui fait se pâmer ce Jacques L. au point qu’il s’écrie « Magnifique, » mais en hongrois, sa langue maternelle ─ kitüno ! Nagyszerü ! ─ est, de Freud, bien sûr. Quant à Lacan, c’est son divan qui va faire les frais du stylet satirique :
« Le psychiatre Cyriaque A., grand éventreur de divans,… se vantait d’avoir planté un couteau dans celui de Lacan :’’Il n’a rien de mystérieux, croyez-moi ! Rien qu’un garnissage de laine grisâtre et mal cardée, avec des ressorts rouillés faisant dong ! quand on les touche ! Ding dong… dingue : ha ha ! Ça sentait le trou du nombril’’. »
Quant à l’avers de ce revers, Carl Gustav Jung, l’inventeur de « l’analyse didactique », présentée comme une psychanalyse gigogne puisqu’elle fait obligation au futur psy de se soumettre à un superviseur ─ il faut avoir vu à la télé la série « En thérapie », dans ses versions française, anglaise ou hébreu ─, il n’est pas épargné non plus :
« … cette chansonnette, inspirée d’un Bourvil qui aurait lu tout Freud, tout Jung, tout Dolto et qu’il fredonnait chaque fois qu’on abordait le chapitre des analyses didactiques : ‘’la digada-gadag-dactique du gendâârme’’… Ha ha ! »
Reste l’angoisse, « cette sorcière aux mains de suie dont parle Queneau » et la folie qui affleure et s’ensuit. Qu’y faire ? L’auteur oppose alors plaisamment la cure psychanalytique à ce qu’il appelle « l’école de la vie ». Car voilà que ce Chtarbov, organise là-même et dans un sursaut libertaire un « colloque off », sous l’égide de Sigmund Freud :
« Sur un fond de plaisantes couleurs, dans une discrète splendeur de soleil levant, trônait l’effigie d’icelui. Barbe strictement taillée, front interminable, la tête du type que vous réveillez de sa sieste pour lui vendre un contrat-obsèques. »
Et pour plus d’efficacité on distribue dans l’assistance des barres vitaminées sous cette étiquette : « Prof. Sigmund Freud’s FRUIT § NUT BAR ». Et c’est en mâchonnant cette gomme curative que Chtarbov énonce enfin ce qu’il nomme « la psychanalyse en double aveugle ».
Tout comme l’essai d’un médicament nouveau se fait en partageant deux « cohortes » de patients, ceux qui prennent le médicament testé et ceux qui avalent un placebo, voilà qu’il propose que tout un chacun muni de son « symptôme » se coupe en deux moi, ce qui est bien aisé vu la qualité schizophrénique du patient, un moi qui s’allonge au divan et l’autre moi qui se soumet à « l’école de la vie », et pendant six mois, de telle sorte qu’à l’issue il sera forcément déclaré guéri. Mais c’est pour conclure, après avoir mené à bon port cette nef des fous, sur « ce mélancolique adage que la déglingue, c’est l’humanité ».
Jacques Lederer fut l’ami de Georges Pérec, et publia naguère leur riche correspondance : Cher, très cher, admirable et charmant ami (Flammarion, 1997). C’est tout naturellement que cet ouvrage, qualifié de « sotie », est dédié « À la mémoire de Georges Perec et de ses « shrinks ». Shrink, qui vient du verbe anglais to shrink qui signifie rétrécir, a pris en argot le sens de psy. Dans ce même esprit ludique ou démolisseur, Romain Gary qualifie les psychanalystes de « réducteurs de tête », car lui aussi parlait à l’oreille des jivaros.