Le film Monsieur de Rohena Gera. Découvert lors de la Semaine de la Critique à Cannes, le film fera sa sortie en salle le 26 décembre 2018. Il fait la lumière sur les inégalités de la société indienne au travers d’une histoire d’amour impossible. L’œuvre de Rohena Gera est un film d’intérêt, enrichissant et accessible. À l’occasion d’une avant-première organisée par le Cinéma Arvor à Rennes le 11 décembre, nous avons rencontré la cinéaste indienne.
Ratna est domestique chez Ashwin, le fils d’une riche famille de Bombay. En apparence la vie du jeune homme semble parfaite, pourtant il est perdu. Ratna sent qu’il a renoncé à ses rêves. Elle, elle n’a rien, mais ses espoirs et sa détermination la guident obstinément. Deux mondes que tout oppose vont cohabiter, se découvrir, s’effleurer…
The Indian dream ?
Bombay, 2018. Si elle ne ferait pas forcément rêver un Occidental, la ville indienne de 18 millions d’habitants attire ses compatriotes comme New-York attirait les artistes des 60’s. Transformée par l’ère moderne, aujourd’hui à l’image de sa sœur américaine, Bombay constitue un rêve pour nombre de jeunes Indien(ne)s ruraux qui pensent y trouver si ce n’est la prospérité, du moins la liberté. Le film représente la ville-monde dans sa majesté, son grouillement ainsi que son lot de désillusions. La réalisation très simple met en valeur l’agitation des rues, les objets du quotidien, les couleurs vives des vêtements, la culture, l’ambiance de la ville mais aussi la distance que cette société impose entre ses membres.
« Chacun a droit de poursuivre son rêve ».
Pour son public français le film aura cet intérêt de faire connaître ou de rappeler la situation de la société indienne. Les classes y sont particulièrement hiérarchisées. Héritage de la société de castes qui n’a pas disparu avec le virage capitaliste du pays. La naissance au sein d’un groupe social prédétermine beaucoup les opportunités d’un individu indien et lui confère une dignité supérieure ou inférieure, bien plus que dans beaucoup d’autres pays. Cette inégalité est incarnée à l’écran par la famille de Ratna (Tillotama Shome) et d’Ashwin (Vivek Gomber).
D’un rang social supérieur, Ashwin est obligé de reprendre l’entreprise de son père malgré sa passion pour l’écriture. D’une origine bien plus modeste et rurale, Ratna, veuve depuis ses 19 ans, est condamnée par sa famille à vivre loin des hommes jusqu’à la fin de sa vie. Elle devient donc servante à Bombay dans l’espoir de mettre de l’argent de côté pour les études de sa petite sœur. Une chose que montre le film, c’est que les servantes, qui se situent tout en bas de l’échelle sociale, sont à peine mieux considérées que des objets par la classe la plus aisée qui les emploie. Lors des premières scènes du film, Ratna passe comme une ombre derrière Ashwin et ses proches, invisible bien qu’essentielle au confort de ce microcosme.
Un appartement, deux mondes
Rohena Gera souhaite montrer – sans jugement – tout ce qui sépare les « classes hautes » des « classes basses » indiennes. Pour cela elle enferme cette société entre les quatre murs du luxueux appartement d’Ashwin où sa servante, Ratna, possède une petite chambre. Leur mode de vie y est opposé : il porte des smokings, parle anglais, travaille sur son Macbook et regarde des films américains. Elle porte un sari traditionnel, mène une vie religieuse (par obligation, dit-elle) et regarde des comédies populaires sur une vieille TV. Par des travelling astucieux qui traversent les murs de l’appartement, la cinéaste étudie cette distante proximité et dresse comme un tableau de l’Inde moderne, entre Occident et Orient, entre tradition et mondialisation.
Lors d’une scène, Ratna entre dans la chambre d’Ashwin pour lui servir son dîner ; ce dernier met son film en pause au moment où deux personnages s’embrassent. Éhontée, Ratna s’en va sans un mot. C’est que dans une Inde où s’embrasser en public est puni par la loi, une telle image ne serait sans doute pas visible sur les chaînes de TV que Ratna regarde. Cette scène reflète le monde qui sépare Ashwin de Ratna.
Servante
Une curiosité de la société indienne : par la proximité physique une servante indienne sait tout de la vie de son employeur, sans avoir le droit de s’y immiscer. Ainsi Ratna assiste à toutes les discussions d’Ashwin et de ses proches (notamment au sujet de son mariage manqué) et devient la personne comprenant le mieux les sentiments d’Ashwin, sans pourtant pouvoir en parler avec lui.
Cette intimité, réelle, compose avec une grande distance, résume la cinéaste.
Pour que cette distance soit ressentie durant le film, elle a placé dans beaucoup de plans des objets venant séparer l’employeur de l’employée. On ressent également dans le jeu des acteurs tous les interdits sociaux, les barrières qui se situent entre eux et les empêchent de dialoguer de manière ordinaire. Ashwin ne peut se permettre de s’ouvrir à sa servante et cette dernière n’ose pas livrer sa parole à celui qu’elle comprend pourtant. Deux mondes se font face qu’un mur sépare… et que la cinéaste cherche justement à briser.
Un amour impossible
C’est couru d’avance et on l’attend dès le premier quart d’heure : l’histoire d’amour entre Ashwin et Ratna. Inévitable. Elle est à la fois l’évidence qui donne au film tout son liant et la naïveté qui l’empêche de se transcender.
L’histoire d’amour s’impose au film. Comme des Roméo et Juliette modernes, c’est évidemment par l’affection et la profondeur de l’amour que des personnages que tout sépare voudront briser leurs chaînes, afin de s’épanouir dans l’union et la résolution de leurs désirs respectifs. Pour cela, le film avance pas à pas. Il y a d’abord un service rendu, une parole qui se libère, puis un geste qui se dessine. La lenteur est la bienvenue, car il est évident que la délivrance des interdits sociaux ne peut se faire du jour au lendemain. Les personnages semblent d’ailleurs ne prendre conscience de leur attirance mutuelle que très tardivement. Cette histoire porte en elle la question des interdits indiens et de l’étendue de leurs pouvoirs, ainsi que celle de l’opacité insensible des classes qui ne s’ouvrent pas aux sentiments humains.
Toutefois cet amour prend une place croissante dans le film et la redondance très schématique du désir confronté à l’interdit devient pesante, d’autant qu’il n’y a presque aucun doute sur l’issue amoureuse de leur relation. Le film se perd un peu dans cette histoire et oublie de développer ses intrigues secondaires qui auraient pourtant pu être creusées : le petite sœur qui souhaite venir à Bombay, l’amie de Ratna qui est également servante, les cours de couture, etc… Au final nous avons apprécié que cette histoire d’amour conserve son charme et son onirisme quand elle aurait pu basculer vers de complexes méandres et des débordements malvenus. Mais elle est également un frein qui empêche l’accès à une vision plus large, plus grande, moins hypothétique.
Un peu de la même manière, le chatoiement des couleurs, les panoramas grandioses, les divers happy-end apportent l’équilibre dont le film a besoin pour ne pas souffrir de trop de lourdeur. D’un autre côté pourtant, ces belles images lui confèrent un aspect “carte postale” qui peut lui être reproché et qui révèle sans doute une vision biaisée, esthétisée que la cinéaste porte sur son pays, dans lequel elle ne vit plus et qu’elle semble regarder avec nostalgie au travers de son film. Même la condition de Ratna est éminemment plus respectable que celle de la plupart des servantes et “boys” indiens, qui en réalité disposent rarement d’une chambre et ne peuvent utiliser les commodités de leurs employeurs. Un parti pris qui divisera peut-être le public mais qui pourrait permettre la diffusion du film dans son pays d’origine comme le souhaite Rohena Gera, que nous avons rencontré pour en parler…
Entretien avec Rohena Gera
Dans sa carrière, Rohena Gera est passée de scénariste à productrice, de productrice à réalisatrice. Pour son film Monsieur, elle cumule les trois casquettes.
Unidivers : Selon vous, une histoire comme celle de Ratna et Ashwin peut-elle s’épanouir en Inde aujourd’hui ?
Rohena Gera : Peut être que cela existe, mais on ne le saura jamais. Pour l’instant c’est quelque chose qui ne peut pas être assumé. C’est forcément secret. J’espère que c’est possible. Toute la question c’est de savoir quand les gens l’accepteront.
Unidivers : De quoi vous êtes vous inspirée pour écrire cette histoire ?
Rohena Gera : J’ai grandi en Inde. Chez ma mère on avait des gens qui travaillaient à la maison, notamment une nounou qui m’était très proche. Déjà très jeune, je n’étais pas à l’aise avec cette façon de vivre en Inde, cette ségrégation au sein même de la maison. Vivre si proche de quelqu’un, mais qu’il y ait toujours un mur entre nous. Ça fait des années que je réfléchis à la façon de m’exprimer sur ce sujet que je porte toujours en moi.
J’ai pensé que le mieux serait une histoire d’amour, qu’avec cela on pourrait en parler vraiment bien. Quand on est amoureux on se donne la peine, c’est presque automatique de vouloir comprendre l’autre. Alors je me suis dit que c’était vraiment la manière d’aborder ce sujet.
Unidivers : Vous abordez des sujets lourds via un film relativement lumineux, coloré, est-ce que ces thématiques ne demandaient pas davantage de réalisme ? Votre film l’est-il, à sa manière ?
Rohena Gera : Il y a une violence suggérée dans le film. Je fais le choix de suggérer plutôt que de montrer, sinon la violence prend tout de suite toute la place.
Le personnage de Ratna n’est pas une victime. Je ne voulais pas qu’elle soit définie par un acte violent qu’elle aurait subi. Je voulais vraiment qu’on comprenne que c’est une société qui peut-être dure, violente, mais où les femmes – surtout les femmes – trouvent les moyens de transcender la réalité, de rire, de vivre. En fait, elles ne peuvent pas manifester et attendre que le monde change, elles n’ont pas cet espoir dans l’instant même, surtout les femmes qui viennent du milieu de Ratna. Ce sont les deux choses que je voulais que l’on voit : que c’est une société qui est très dure pour les femmes, mais qu’à la fois les femmes sont très fortes, très dynamiques et trouvent les moyens d’être plus que simplement des victimes.
Unidivers : Pour vous, Ratna incarne la femme indienne moderne ?
Rohena Gera : Quelque part oui…
Unidivers : Vous délivrez une image de la ville de Bombay proche de celle d’un « rêve indien », lieu où se projettent les espoirs de toute une population… était-ce votre intention ?
Rohena Gera : Bombay est un vrai melting-pot. Les gens y viennent avec leurs rêves, leurs besoins. C’est une ville qui est très dynamique, très dure aussi. On parle souvent de « l’esprit de Bombay », parce qu’il peut y avoir un attentat, mais que le lendemain tout le monde sera quand même dans le train pour aller au travail, parce que les gens ont besoin de travailler, ils n’ont pas le choix. C’est une ville qui ne s’arrête jamais. Je vois des gens qui ne peuvent pas lâcher, vraiment. Ca m’inspire beaucoup.
La ville est très importante dans le film car c’est un lieu de rêves pour les Indiens, c’est là où il y a Bollywood, c’est là où il y a la Bourse, etc… c’est très dynamique, dense… émotionnellement c’est très fort. Le meilleur compliment qu’on puisse y faire à un lieu, un restaurant par exemple, c’est « On oublie qu’on est à Bombay », car ordinairement on ne l’oublie jamais.
Et pour moi c’est vraiment un personnage à part entière dans le film, dans le sens où Bombay a une relation particulière avec chaque personnage. Pour Ratna c’est un lieu où elle peut tenter de refaire sa vie tout en étant veuve ; elle s’y revitalise. Alors que pour Ashwin au contraire, c’est une ville étouffante. Bombay, c’est tout ça à la fois.
Unidivers : Est-ce qu’un film comme « Monsieur » pourrait sortir en Inde ? Une sortie est-elle prévue ?
Rohena Gera : Oui. Je n’ai pas encore les dates ni rien mais je vais faire en sorte qu’il sorte en Inde. J’ai fait ce film pour l’Inde. Pour moi c’est très important que l’on y parle de ce sujet. Il y a eu des Indiens dans le public à certaines avant-premières, surtout des jeunes, qui se sont dits très touchés par le film. Le film peut amener un débat, c’est ce que j’espère. Il devrait sortir en Inde mais ça risque d’être compliqué, car il sera sûrement rejeté par beaucoup de gens, notamment par ceux qui ont peur que les choses changent.
Unidivers : Y a-t-il eu d’autres films sur le même sujet sortis en Inde récemment ?
Rohena Gera : Non je ne crois pas qu’il y ait eu d’autres films qui parlent de ce type de relations amoureuses au sein de « la réalité ». Je pense que d’autres films ont déjà fait ça dans des univers fantasmés, sur le mode de l’exploitation de la femme, ce qui n’a rien à voir avec mon film. Mon film – c’est la grande différence – est basé dans la réalité, ou du moins dans un monde très proche du réel ; les gens vont tout de suite comprendre que ce que l’on montre est vrai pour eux. Parce que si l’on est dans un monde imaginaire ça va, on peut tout imaginer le temps d’un film et rentrer chez soi tranquillement. Tandis que dans mon film, on est trop proche de la réalité. On est à Bombay, de nos jours, et je pense que ça fait qu’on ne peut pas être totalement aveugle à ce qui est montré.
Unidivers : Est-ce que votre film parle d’un système de castes ?
Rohena Gera : Non, pas de castes mais d’un système de classes. Par le passé le système de castes a fait que beaucoup de gens ont accepté, intériorisé le fait que tous les humains n’étaient pas égaux et c’est ça le problème. Certes cette idée est toujours présente, mais maintenant c’est différent. Le film ne parle pas de castes, mais dans le fond on peut y voir une ombre de cette façon de penser, qui se reflète dans les classes sociales d’aujourd’hui.
J’ai voulu parler des domestiques, car c’est vraiment une classe particulière qui est traitée comme si, en effet, elle était une caste qu’on ne peut pas toucher. Comme s’il y avait une barrière.
Unidivers : Le fait que Ratna devienne fashion designer à la fin, c’est une évolution qui va lui permettre de sortir de cette prison de classe ?
Rohena Gera : Oui, on pourrait imaginer qu’elle réussisse dans le design et que dans 5 ans elle change tout, qu’elle se transforme elle-même, oublie son passé, d’où est-ce qu’elle vient. Ca se fait beaucoup en Inde. Les gens changent de vie.
Je ne connais pas d’exemples de femmes qui étaient servantes et sont devenues fashion designer, mais ça peut se faire, je pense… j’aimerais croire à ce type de changement. Mais pour moi l’important c’est surtout de respecter une personne qui travaille, peu importe ce qu’elle fait. Ce n’est pas uniquement lorsqu’elle aura « réussi » dans la vie que l’on va s’intéresser à elle, la rendre légitime. Même lorsqu’elle amène un plateau avec un verre d’eau, pourquoi est-ce qu’on la définit par son rôle et pas comme un être humain ? Pourquoi a-t-on ces préjugés comme quoi « elle ne doit pas être très intéressante ni très intelligente » à cause de ce qu’elle fait comme métier ?
Unidivers : Y’a-t-il un lien étroit entre le personnage de Ratna et vous ?
Rohena Gera : Non, il y a plutôt un rapport avec le personnage d’Ashwin. Comme je l’ai dit, il y avait des gens qui travaillait pour nous à la maison quand j’étais jeune. Nous n’étions pas aussi aussi riche qu’Ashwin, mais je viens d’une classe plus aisée que Ratna. Il n’y a pas besoin d’être très aisés en Inde pour avoir quelqu’un qui travaille à la maison. Aussi j’ai été aux USA quand j’étais étudiante, donc j’ai un peu ce regard extérieur et intérieur à la fois, sur mon pays. Un peu comme Ashwin. Je suis plus près de lui que d’elle.
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