L’amour aussi s’arme d’acier (Entretien avec Claire Fourier)

Dans son précédent livre, Dieu m’étonnera toujours, le lecteur avait quitté Claire Fourier à la recherche d’un amour infini et hors du temps. Dans son nouveau récit, nous la retrouvons sur l’une des routes les plus célèbres de l’histoire de France, la RC 4 indochinoise dont les anciens pleurent le souvenir et les plus jeunes ne connaissent pas l’existence. En mémoire des vétérans, mais aussi pour compléter ce que les manuels scolaires oublient d’écrire, la romancière nous transporte à la découverte du masque de l’amour posé sur le visage de la guerre. 

Jérôme Enez-Vriad :Le livre est une réédition d’un de vos récits parus en 2004. Quelle est la valeur ajoutée de cette nouvelle publication ?

Claire Fourier : Il y a eu deux précédentes éditions immédiatement achetées par les anciens d’Indochine, mais le livre n’avait jamais atteint le grand public auquel je le destinais. D’où cette nouvelle publication revue, corrigée et augmentée de cartes.

Route coloniale n° 4 en Indochine

Vous dites n’avoir pas choisi votre sujet, mais que le sujet vous a choisie. 

Oui, le sujet m’a choisie dans la mesure où j’ai rencontré par hasard – ce hasard qui n’est que la providence – le héros de mon récit. Il m’a raconté une histoire d’amour, puissante, brève et généreuse, qu’il avait vécue personnellement. J’ai pensé aussitôt en tirer une nouvelle. Or, face aux documents d’archives jusqu’alors inexplorés, j’ai décidé d’intégrer cet amour extraordinaire (au sens fort du terme) dans l’histoire non moins extraordinaire de cette route,  et d’en faire un récit sur fond historique.

Vous commencez par des explications très descriptives qui montent en puissance sur ce qu’étaient l’Indochine et le conflit éponyme ; puis, aux trois quarts du livre, vous amenez en douceur cette histoire d’amour entre un soldat français et une ambulancière. Quelques éclaircissements sur la construction…

Il y avait la splendeur de la montagne dans le Haut-Tonkin ; il y avait la RC4, ce chemin de pierre accroché à flanc de montagne dans la jungle ; il y avait la nécessité pour l’armée française de conquérir cette route située le long de la frontière sino-tonkinoise et d’en faire une digue contre le Viet Minh ; il y avait le rythme infernal des convois sur la piste quotidiennement saccagée ; il y avait l’effroyable incompétence de la métropole au regard d’un imbroglio qu’elle ne maîtrisait plus… Tout cela m’obligeait à évoquer d’abord le contexte géographique et historique de manière limpide. D’où une construction réfléchie et simple : Une Route, La guerre, Sur la route, Après la Route. Et au fil des pages, la Route du Sang et la femme se conjuguent en un seul personnage. Il y va d’un travail d’historienne et d’amoureuse.

Montagne du Tonkin

Cette construction liée à votre style influe sur la vitesse de lecture à mesure que les événements se produisent : tantôt dans un empressement guerrier, tantôt avec la lenteur des incertitudes conflictuelles. A-t-on conscience d’une telle gymnastique lorsque l’on écrit ?

Oui. Et c’est cela qui est passionnant dans le travail : sentir le rythme que l’on doit adopter, l’attraper au vol et le traduire à travers le vocabulaire, la ponctuation, la syntaxe – la manière, en somme. La peur au ventre qui saisit les hommes au départ du convoi dans l’aube glacée, il fallait que je l’éprouve afin de la restituer au mieux. La route périlleuse, il fallait que je m’y projette, me sente moi-même aux aguets, que je connaisse chaque virage, chaque pont et fortin, chaque village et rizière, etc., afin de décrire la RC4 presque cliniquement. Il me semblait y être ! L’embuscade elle-même nécessitait une vitesse narrative qui soutienne la violence vietminh et la riposte française. Puis le rythme devait ralentir pour épouser le soir qui tombe sur la route gorgée de cendre et de sang. Il fallait enfin que ma plume se fasse douce et sensuelle pour se calquer sur le rythme lent de l’étreinte amoureuse.  C’est très simple, vous savez. L’écriture doit tomber sur le corps du texte comme une robe  bien faite tombe sur le corps de la femme.

L’histoire séduira les vétérans d’Indochine mais, selon moi, sa force résulte dans une entière accessibilité aux plus jeunes qui, en moins de 200 pages, approchent d’une manière limpide l’une des périodes phares de l’histoire.

Ce fut mon « challenge », car les Français ne connaissent de cette guerre que Diên Biên Phu et la défaite de 1954. Ils ignorent que nous l’avions déjà perdue quatre ans auparavant, en 1950, sur la Route coloniale 4.

Vous expliquez très bien qu’à partir de 1945, Paris entretient l’illusion d’une Indochine désireuse de la présence française. À cet égard, l’action « bipolaire » du général de Gaulle quant à sa politique coloniale est essentielle à comprendre. C’est aussi dans le livre. Pourquoi, selon vous, la France a-t-elle perdu l’Indochine ? Volonté politique ou défaillances militaires ?

Les deux. La peur d’une marée communiste en Indochine induit en erreur les politiciens, tandis que le goût de la guerre aveugle les militaires. La population française, elle, émerge de la seconde guerre mondiale, les gens veulent du pain sans faire la queue, sans tickets de rationnement, et se fichent de l’Indochine où ne sont envoyés que des volontaires. Il y a eu, comme pour toute guerre, une succession d’événements qu’aucune force politique n’a su arrêter. Pas même de Gaulle – qui se retire en 47. S’ensuivent les valses ministérielles de la 4e République. Les renforts demandés sont refusés, tandis que l’armée vietminh se développe. Hésitations, retournements, trahisons, doubles jeux. La guerre, c’est un engrenage : le flot pousse le flot. En quoi, sans doute, il y a un sens à l’Histoire.

Vous ne prenez jamais parti, ni pour ni contre la colonisation. Est-il difficile de nourrir l’objectivité nécessaire au traitement d’un sujet aussi sensible ?

Non. L’honnêteté intellectuelle et la connaissance du sujet suffisent. L’idée qui s’est imposée à moi est exprimée par Francis qui, tout en faisant son devoir de soldat, écrit à sa mère : « Cette guerre, maman, nous la perdrons, il faut que nous la perdions. » En effet, comment la France pouvait-elle sérieusement envisager de conserver à 12000 km de distance une colonie adulte, pays de vieille civilisation, qui avait décidé d’être indépendante, était mûre pour cela ? Vous savez, on n’empêche pas un fruit mûr de tomber, on peut seulement nier qu’il le soit.

"Les silences de la guerre" de Claire Fourier - Editions Dialogues

Avec Les silences de la guerre (éd. Dialogues, 2012), L’amour aussi s’arme d’acier est votre second roman où il est question d’amour sur fond de guerre. Faut-il y voir un goût particulier pour ce que vous appelez « la résistance supérieure » ?

Sans aucun doute. Mais rappelez-vous. Arès, dieu de la guerre, et Aphrodite, déesse de l’amour, s’éprennent l’un de l’autre. Savez-vous comment s’appelle l’enfant qui naît de leur union ? Harmonie. Troublant, non ? Si je comprends la dispute, je ne comprends pas la guerre. On devrait se mettre autour d’une table et trouver des solutions – ce que l’on finira par faire, de toute façon.

Je vous ai demandé de choisir un passage du livre comme illustration à notre entretien. Pouvez-vous l’introduire ?

Choisir un extrait est chose délicate. Celui-ci montre comment au fil des pages, la RC4, ogresse dévoreuse d’hommes, finit cependant par se transmuer en femme aimante et vivifiante. La vie l’emporte sur la mort. La vie plane au-dessus des vivants.

  J’avais l’impression de raviner l’épaisseur d’un sang identifié à la guerre. C’est la touffeur de l’enfer vert que je respirais à la saignée de ses jambes. Je commençais à délirer. Lily était la Route. Ma Route maudite et adorée prenait chair de femme. Je me roulais sur la RC4. Je devenais le flot tumultueux duquel j’avais si souvent protégé mes ponts. Et Lily, frêle, devenait l’arbre de chair dont j’étais la liane. Il y avait quelque chose de glorieux dans le mouvement infirme de sa hanche. Quelque chose y pulvérisait la guerre, l’idée même de la guerre. La guerre ne prévaudrait jamais contre l’emmêlement des corps aimants…  

"317ème section" de Pierre Schœndœrffer

Un livre à conseiller en complément du vôtre pour mieux comprendre cette période ?

J’ai aimé Par le sang versé, de Paul Bonnecarrère, et les livres d’Hélie de Saint-Marc, pour la noblesse de cœur et la loyauté. Cela dit, c’est un ouvrage sur la Seconde Guerre mondiale que j’ai envie de conseiller : Au combat. Son auteur, Jesse Glenn Gray analyse avec finesse pourquoi l’homme trouve dans la guerre une source quasi féerique d’exaltation.

Un film à voir qui vous a aidée à travailler ?

J’en ai visionné plus de 50 dont 3 Français, le meilleur étant La 317e section de Pierre Schœndœrffer. Les autres sont des films américains sur la guerre du Vietnam. Les Français ne savent pas faire les films de guerre : ils réalisent des « œuvres » statiques,  chargées de morale. Les Américains, en revanche, se lâchent et montrent de manière dynamique le guerrier dans toutes ses dimensions, nobles ou ignobles.

Pour conclure en légèreté, connaissez-vous la chanson Kao Bang du groupe Indochine ?

Je l’ai découverte après avoir écrit le livre !

Son auteur, Nicolas Sirkis, démystifie le nom de Cao Bang (qui est une ville située sur la RC4) en l’utilisant comme une onomatopée à travers de multiples jeux de mots. Comme lui, vous créez une rupture entre la violence de la guerre et l’inconcevable beauté de ce qui en peut naître, en l’occurrence le courage et l’amour. 

Indochine - "Le péril jaune"

La musique de Kao Bang est, en effet, portée par des ruptures de ton qui donnent le ton, si je puis dire. Mais je regrette que la pochette de l’album dont est extrait le titre soit illustrée par une Japonaise qui semble empruntée à une estampe d’Hiroshige, et non par une Indochinoise. 

Si vous aviez le dernier mot, Claire Fourier.

Vieux comme le monde, banal, mais insurpassé : Faites l’amour, pas la guerre.

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"L'amour aussi s'arme d'acier" (Route coloniale 4 en Indochine) de Claire Fourier - Editions Dialogues

L’amour aussi s’arme d’acier (Route coloniale 4 en Indochine) de Claire Fourier

Editions Dialogues, 185 pages – 19,90 € (inclus le format numérique gratuit)

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Jérôme Enez-Vriad
Jérôme Enez-Vriad est blogueur, chroniqueur et romancier. Son dernier roman paru est Shuffle aux Editions Dialogues.

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