Claire Fourier a signé près d’une vingtaine de textes aussi variés les uns que les autres. Récits, romans, poèmes, mieux que de diversifier son oeuvre, elle la renouvelle à chaque ouvrage sans la moindre redite. Son dernier récit paru aux excellentes Editions Dialogues, Dieu m’étonnera toujours, est sans doute le plus personnel parce qu’il touche à l’intimité de la foi. Dans une époque où les croyances sont galvaudées par un mimétisme de fausse vérité, Claire Fourier replace l’emploi absolu de la foi au coeur du divin, c’est à dire au cœur de l’homme qui, la dernière page de son livre refermé, aura la certitude de pouvoir aimer son prochain, mais aussi d’être aimé de tous en retour.
Jérôme Enez-Vriad : En vous lisant, j’ai pensé à la danseuse étoile Mireille Nègre qui a intégré le carmel à l’âge de 28 ans pour, fait rarissime, en ressortir « vierge consacrée » 10 ans plus tard. Le plus difficile est-il d’entrer en retraite ou d’en sortir ?
Claire Fourier : Me retirer dans un ermitage fut aisé : une exigence intime avait commandé le départ que j’attendais depuis des mois (me suis trompée de jour, tellement j’avais hâte ! Compris mon erreur, une fois le billet composté). Demeurer dans le silence et la solitude extrêmes fut difficile. Quitter le monastère a été facile : plaisir de retrouver mes frères humains, leur turbulence, et un peu de coquetterie. Ce qui est très, très difficile c’est, une fois revenu dans la ménagerie humaine et la quincaillerie culturelle, de se tenir à la hauteur de ce que l’on a vécu au cloître.
On a peine à imaginer dans la vie séculière l’immensité intérieure que l’on ressent dans la vie régulière, l’aristocratie du cœur qui nous y vient, et combien on s’y prend à « seigneuriser » l’ordinaire. On se soumet à la règle… et tout en nous est dérégulé ! Il faut tout mettre à plat, tout repenser.
Mireille Nègre. Oui, la danseuse-étoile devenue religieuse, revenue à la vie civile, m’est fraternelle. Nous avons séjourné elle au Carmel, moi à la Chartreuse. Elle, plus longtemps que moi et en véritable chrétienne. (Le jardinage surtout fut ma prière.) Mais nous avons dansé, spiritualisé notre corps, transfiguré le sensuel en spirituel, conscientes que le corps est dans l’âme et non l’inverse, sûres que Dieu danse en nous… et même que Dieu nous danse. La différence : elle est du côté de Marie, de la Vierge ; je suis du côté de sainte Anne, amante, épouse, mère et grand-mère, ayant choisi d’assumer, comme la plupart des femmes, toutes les facettes de la condition féminine. — Elle est dans l’Agapé, je suis encore dans l’Éros.
La première phrase de votre livre est : « L’an passé, j’ai fait un voyage au pays de Dieu. » Et les derniers mots : « En m’exerçant bien, je trouverai un moyen d’attraper la Lune. » Croire est-il un voyage qui mène à se surpasser, à attraper la Lune ?
Est-ce que je crois ? Je suis une « mal-croyante », voilà ce que je crois ! Il manque des barreaux à mon échelle pour attraper la lune, et je rate bien des marches dans mon dépassement de soi. En fait, je veux moins décrocher l’astre lunaire que l’atteindre et m’y appuyer un moment. — À l’instar de Pierrot : il ne décroche pas la lune, il s’y hausse, s’y love, s’y déploie et de là-haut verse sur ici-bas une larme qui illumine la terre et la transforme. (Chut, il m’arrive de me demander si je n’évolue pas dans un jeu avec le désir de Dieu.)
Le surpassement ne va-t-il pas à l’encontre de toute humilité indispensable à la foi ?
Humus/humilité/homme. L’humilité est le terreau de l’homme — et son tremplin. L’humilité propulse le surpassement, les deux se marient donc très bien. Je suis encline à penser que la foi commence avec cette alliance-là.
Page 102, vous évoquez joliment cette humilité en inversant les rôles : « En fait, n’était-ce pas Dieu qui posait la tête sur mon épaule ? »Mais au-delà de cette très belle image, croire mène-t-il à relever la tête par certitude, ou à la baisser par humilité ?
Croire mène plutôt à relever la tête par incertitude, me semble-t-il. On s’ébroue mentalement : on secoue la tête, la baisse et la relève, on s’incline et se redresse. Somme toute, il s’agit non d’être exaucé, mais de s’exhausser… Croire, c’est une histoire de port de tête ! — Et quelle douceur, n’est-ce pas, dans l’idée que Dieu pose sa tête sur notre épaule. Y a-t-il plus douce douceur ?
Est-il préférable de croire ou d’avoir le sens du divin ?
Avoir le sens du divin est préférable ! Sentir que quelque chose est plus fort que moi, qui me déborde, me force tantôt à la lutte, tantôt à la reddition, me passionne. Le goût de l’écart fait pousser des ailes et nourrit le goût de la transcendance. — Avoir le sens du sacré, voilà ce qui est bien.
Votre propos semble être de rapprocher l’homme de la foi en le tenant à distance de la religion. En ce sens, vous vous rapprocheriez de l’évangile de Thomas. Croyez-vous en ce texte retrouvé dans le codex de Nag Hammadi ?
Quand par la bouche de Thomas, Jésus dit : « Si la chair est advenue à cause de l’esprit, merveille ! Si l’esprit est advenu à cause de la chair, merveille de merveille ! », ah ! je suis émerveillée. Quand il dit : « Avez-vous découvert le commencement, pour que vous cherchiez la fin ? » ou : « Si de deux vous faites un, vous entrerez dans le Royaume », j’approuve ô combien ! L’hermétisme est réjouissant pour l’intellect. — Cela dit, apocryphes ou canoniques, les Évangiles ne tiennent pas debout, or ils font tenir debout. Là est, à mes yeux, le seul miracle du Christ, et il suffit.
Mais bon. Je suis fille de Chateaubriand : plus proche d’un christianisme cosmique que du christianisme paulinien, marqué par la judéité et le ghetto. L’Église exerce un pouvoir, Dieu n’exerce aucun pouvoir (pas besoin : Il est Tout-puissant)… Somme toute, Dieu est moi m’efforçant — sans appui et défaillante — de devenir meilleure. (Idem pour vous.)
Votre plus beau geste de croyante ?
Ce fut peut-être de caresser le corps du Crucifié dans la chapelle des Frères convers à la Chartreuse. Je ne m’en lassais pas, je ne sentais plus que je caressais du bois.
Celui que vous aimeriez faire ?
Le geste qui m’est le plus naturel, que je ne fais pas assez souvent (et qui me manque) : poser la main sur un bras, caresser une joue — cela, pour un oui pour un non.
Et votre plus gros blasphème ?
Mon visage appuyé au ventre du Crucifié, dans la chapelle abandonnée de la Chartreuse ?
Dans une de ses chansons, Guy Béart évoque les religions comme étant les bureaucraties de la foi, partagez-vous cette opinion ?
Pas du tout. Mais je ne sais ce qu’il entend par religion. D’autres y ont vu l’opium du peuple. Dans religion j’entends : relier et relire ; autrement dit, j’y vois un travail de l’esprit réclamé par une impulsion du cœur. Donc un cheminement laborieux, courageux, et tout sauf une bureaucratie ! Au vrai, distinguer la religion de la spiritualité me semble spécieux et n’être qu’un discours oratoire. Le goût de Dieu est salvateur, la spiritualité est salvatrice, voilà ce que je sais.
D’où vous est venue l’idée de croiser des poèmes d’inspiration japonaise, pays du shintoïsme et du bouddhisme, dans un livre évoquant la religion catholique ?
Dans plusieurs livres déjà, j’ai noué le haïku et la prose. Ce croisement porte un nom : c’est le haïbun. Bashô l’a pratiqué dans L’Ermitage d’Illusion et La Sente du bout du monde. Des Chinois l’ont fait aussi. L’inclusion de poèmes allait de soi pour évoquer le lieu de la plus haute poésie.
Mais le tressage est d’abord une question de langue. Le haïku est à la langue française ce que le ryoan-ji ou jardin de graviers japonais est au jardin à la française : il est ratissé. J’aime la musique du râteau et ce qui est ratissé. Le haïku et le français classique ont en commun l’expression claire et nette, exacte et nuancée, enlevée et ciselée, subtilement articulée. Le haïku et le français « s’entendent » : ils sont ratissés et racés.
Mais qu’est-ce exactement que le haïku ? Un précipité de sens fondé sur un coup d’œil, une photo en mots : le petit oiseau va sortir, ne bougez plus ! voilà, l’aile est fixée sur la page… Concrète et imagée, cette forme brève de 17 syllabes sur trois versets (5/7/5) dure le temps d’une respiration émue, c’est une fine balafre dans la durée et c’est la « soie du langage », disait Barthes.
Dans Dieu m’étonnera toujours, le haïku entre en résonance avec la prose : il cristallise ce que la prose vient de développer. — C’est une larme de lumière, cling ! tombée sur l’ombre allongée de la phrase en prose.
Y avait-il une volonté d’un croisement culturel ?
Nulle volonté, cela s’est imposé. La Chartreuse catholique et le Japon shintoïste, disiez-vous. Si vous regardez les choses de très haut, il n’y a jamais de contradiction : la distance favorise la vue d’ensemble. (J’avoue toutefois un faible pour le catholicisme qui inclut la notion de pardon, il en acquiert à mes yeux une envergure incomparable.)
Cela dit, le shintoïsme s’apparente au panthéisme celtique plus qu’au bouddhisme. C’est un Finistérien, Alain Kervern, qui m’a initiée au poème bref japonais ! Et Jack Kerouac, Richard Brautigan, Kenneth White, Tomas Transtömer, entre autres, l’ont travaillé avec bonheur. Ce n’est pas un hasard. Je vois dans le haïku un trait d’union entre l’Extrême-Orient et l’Extrême-Occident.
Car avant d’être une forme littéraire, le haïku est une forme d’esprit : celle qui sous-tend le kung-fu, que l’on retrouve chez le samouraï… et les Celtes Beckett et Joyce ! C’est une manière paradoxale, ensemble atomique et délicate, impertinente et respectueuse, d’appréhender la vie ; de jouer sa vie sur une désinvolture étrangement austère.
Je lis peu de poésie en dehors des haïku, et c’est la seule forme poétique que j’ai plaisir à écrire : j’aime la pensée disciplinaire et faire glisser une pensée cravachée sur la fine lame du haïku d’où elle s’envole ensuite. (Hélas ! devenu à la mode, le haïku est galvaudé par des amateurs indifférents à son exigeante spiritualité et qui le pratiquent comme un divertissement anodin.)
Quelle musique vous ramène à la foi ?
Celle qui me soulève. Pour faire bref, Alina, d’Arvo Pärt, que j’écoutais en écrivant Dieu m’étonnera toujours ; la musique country ; le Solo de la comtesse dans les Noces de Figaro, qui m’arrache des larmes (les larmes ont à voir avec le divin) ; les Suites pour violoncelle de Bach, qui m’ont inspiré le sous-titre de Dieu m’étonnera toujours : Suites pour le temps qui passe (et ne passe pas plus que ne défile le paysage dans un train ! c’est nous qui défilons et passons !) ; la cadence du haïku, je l’ai dit ; l’Ave Maria de Schubert chanté par Tino Rossi ; certains airs de Mélody Gardot…
Une odeur qui rapproche de la religion ?
Le parfum de l’encens et de la rose un peu fanée. L’odeur que je respire sous l’aisselle de l’homme désiré.
Le chapitre 9 touchera particulièrement les amoureux de la nature. Il évoque la nostalgie du sentiment cosmique, et ramène au respect des éléments à travers l’observation des arbres. Pourriez-vous en dire quelques mots ?
Le bruissement de la forêt est menaçant. M’inquiètent outre mesure la profondeur et la diversité des hautes futaies. Or, le même sapin observé attentivement dix jours durant dans un ermitage est plus profond, plus divers, plus saisissant encore. Un souffle de vent balance la ramure, et tout vacille en moi. Une aile d’oiseau perce le feuillage, voilà que je sens battre le cœur de l’arbre, et le mien bat plus vite. Dieu Imperator est là, qui frémit, me harponne, m’emporte, me déporte. Où ? Séduite (: emmenée sur les chemins de traverse) et affolée, dans la nuit des temps.
L’écologie n’est-elle pas l’approche spirituelle des temps modernes ?
Naturel veut dire : qui est en train de naître. L’écologie veut renouer avec la nature en train de naître. Cette natura naturans suppose une approche spirituelle, en effet. Et j’admire ceux qui en font un axe de vie. Je privilégie quant à moi la spiritualisation du corps et de la gestuelle dans la relation humaine. On n’aime pas assez les autres dans cette dimension-là. D’où les désordres du monde.
Que lisez-vous en ce moment ?
Il y a une pile de livres sur le guéridon, près de mon fauteuil ! Le Journal de Vézelay, 1940-1944, de Romain Rolland. L’Histoire des Girondins, de Lamartine (2000 pages, j’en saute plein). La Quête intermittente, de Ionesco. Les Lettres de Chateaubriand à madame Récamier. Les lettres Aux âmes sensibles, de Stendhal (je goûte la correspondance et les journaux intimes). D’autres titres encore. Les Oeuvres complètes de Nietzsche sont toujours à portée de main. — Mes livres me connaissent et leurs auteurs savent me donner rendez-vous, m’indiquer les pages dont j’ai besoin, à telle heure et selon mon humeur.
Un conseil de lecture ?
Au diable, la tiédeur, du Père Zanotti (à lire toutes affaires cessantes). Moby Dick, dans la traduction d’Armel Guerne. De Montherlant, les Carnets, pour la langue frappée qui plante ses éperons au flanc de la pensée ; et La Rose de sable, le texte le plus bellement sensuel que je connaisse et la réflexion la plus juste sur la colonisation. Fourmis sans ombre, une anthologie de haïku. Résurrection, de Tolstoï, pour la profusion d’humanité… Allons, je voudrais conseiller tant de livres qui amplifient la vie et lui donnent de l’élégance !
Et si vous aviez le dernier mot ?
Au nom de l’élégance, laissez tomber le quant-à-soi, c’est une cotte mal taillée et jamais seyante !
Portrait de Claire Fourier par Jérôme Enez-Vriad
(d’après une photo de Dominique Rybakov)
Claire Fourier, Dieu m’étonnera toujours, Editions Dialogues, p. 183, 19€