La voix du terroriste de l’écrivain franco-suédois Claude Kayat, paru en mars 2023 aux éditions Spinelle, raconte l’histoire d’un jeune homme juif pris en otage lors d’un attentat contre une synagogue et qui décide de partir à la recherche du terroriste qui, l’ayant reconnu, lui a laissé la vie sauve.
Le terrorisme est un terme difficile à définir, facile à subir, et depuis plusieurs décennies, depuis qu’il s’est étendu comme la lèpre sur toute la planète, les êtres se retrouvent démunis pour le cerner, pour le comprendre ou le combattre. Albert Camus, marqué par la guerre d’Algérie qui a vu se développer terrorisme et violence, entend séparer le bon grain de l’ivraie et distinguer deux termes qu’il oppose : « Si je peux comprendre et admirer le combattant d’une libération, je n’ai que du dégoût devant le tueur de femmes et d’enfants… Ce n’est pas la révolte ni sa noblesse qui rayonnent aujourd’hui sur le monde, mais le nihilisme. »
Tuer femmes et enfants c’est attenter à la Création, vouloir détruire l’espèce humaine en annihilant les jeunes pousses prometteuses et celles qui les enfantent. Le nihilisme renvoie à cet absurde dont Camus se fit le théoricien. Le monde est absurde, mais si l’Église des premiers temps entendait y mettre bon ordre en revendiquant la foi libératrice : Credo quia absurdum, « je crois parce que c’est absurde », notre monde actuel, qui a vu peu à peu s’effondrer les utopies, semble n’être régi désormais que par la force aveugle et la violence, toton fou tournoyant dans le vide. Eh quoi, dirait le sage post mortem, l’humanité est-elle promise à l’anéantissement ? Notre siècle, notait Camus en 1946 dans Combat, est « le siècle de la peur ».
Claude Kayat, qui s’est constamment penché sur le conflit judéo-arabe, depuis son premier roman au titre allégorique, Mohammed Cohen (Le Seuil, 1981), réunissant en un seul être cet absurde antagonisme, y revient pour son dixième récit, La voix du terroriste, en campant une histoire que l’actualité a rendue banale : la prise d’otages, l’irrépressible peur et la sanglante tragédie. Deux voix se partagent ce récit : un jeune Juif, Ludovic Lévy, pris en otage dans l’attaque d’une synagogue par trois islamistes, et un jeune islamiste, Mourad, chef du trio terroriste. Chacun faisant valoir ses droits et ses devoirs. Mais dès le départ on a la curieuse impression d’une affaire familiale, d’un règlement de comptes entre gens de même terre :
« Que ces preneurs d’otages eussent opté pour cette obscure synagogue, fréquentée au premier chef par des originaires d’Afrique du Nord et leurs descendants, m’étonnait au plus haut degré. À la réflexion, il n’était guère surprenant que ces militants eussent jeté leur dévolu sur ce temple, dont on ne soupçonnait, de l’extérieur, pas même l’existence. Il ne bénéficiait de ce fait que d’un dispositif de sécurité des plus restreints. »
Le récit progresse dans ces instances alternées, et tout est affaire de voix : Ludovic, pris en otage avec la centaine de fidèles de ce lieu de culte pendant l’office de Kippour – le Grand Pardon – par trois terroristes cagoulés et armés, se voit curieusement écarté des victimes promises par le chef du gang qui, le reconnaissant, veut l’épargner et lui intime l’ordre de sortir du rang et de partir, à la grande stupéfaction de tous, et d’abord de l’intéressé. Car Ludovic ne connaît pas ce géant blond, cet Hercule menaçant, mais il entend sa voix sourde et lourde qu’il ne reconnaît pas.
Ce sera le fil narratif : rechercher la voix qui correspond à ce terroriste. L’inspecteur Lefebvre, un Breton, certes, lui proposera diverses photos d’identification en vain, car tout est dans ce timbre qu’il cherchera et finira par trouver. Livrer ici les fils de l’intrigue serait frustrer le lecteur de cet étonnant suspense, d’autant plus fort et si riche de rebondissements que l’auteur note, au détour de cette enquête : « Ludovic répéta, hébété, qu’il avait peine à y croire, que cette histoire lui semblait au plus haut point invraisemblable. »
Beaucoup de sang sur le carreau, de nombreux corps criblés de balles ou victimes de grenades : l’horreur est partout, la peur est immense, mais l’intrigue, dans un style des plus dépouillés, est menée de façon magistrale. Disons même implacable, le jeune Ludovic doublant la police pour faire justice lui-même, avec pour justificatif cette phrase emblématique :
« Les survivants se reprochent souvent d’être restés vivants. »
Et lui dont le frère est tué dans cette tragédie, il entend faire justice lui-même, « prendre Lefebvre de vitesse », dit-il, dans ce que Louise, sa sœur aînée, la seule sage de ce récit, elle qui a fui toute religion et tout fanatisme, qualifie de « vendetta démentielle ».
Ce récit nomade nous mène de Belleville à Stockholm, où l’auteur, qui s’est attardé sur le couscous, plat royal commun à ses Maghrébins arabes et juifs, arrosé pour ces derniers d’une bonne bouteille de « boukha – cette eau-de-vie tunisienne », ne manque pas de mettre, en balance, le fameux et terrible « hareng fermenté, notoire spécialité du Nord de la Suède, redoutable épreuve pour les odorats peu exercés ! » Car le chef du gang est un grand blond au teint clair, un musulman au physique atypique que ses camarades surnomment “tête de Normand”, “gueule de roumi”, “tronche de Gaulois”, qui court au-devant de sa mère à Stockholm – où, par parenthèse réside Claude Kayat, franco-tunisien et suédois – et, peut-être au-devant de la mort… En revanche, Ludovic, un beau brun, a tout du Maghrébin, et d’ailleurs – ce qui le rend suspect aux yeux de la police – il entretient de solides amitiés arabes. Le romancier ne manquera pas de souligner, justement, que ce terrorisme aveugle est le fait des seuls fanatiques ; aussi donnera-t-il la parole à ses voisins tunisiens :
« Moi qui vous parle, dit M. Hahicha, je suis un bon musulman. Depuis mon enfance, à Sfax, je prie aussi souvent que je peux. Mais je suis contre toute violence au nom de la religion. Et quelle que soit la religion. »
Face à l’horreur terroriste, aux discours haineux, aux odieux amalgames vouant les Juifs aux gémonies et les Arabes au rejet, Claude Kayat, fidèle à son parcours romanesque, jalonné notamment de La synagogue de Sfax (Punctum, 2006) – où l’on voit un Isaac, as du oud, interpréter avec son ami Moktar qui l’accompagne au qanoun la plus belle musique orientale – et de La Paria (Maurice Nadeau, 2019) – les amours de Fatima la Bédouine et de Yoram le jeune Israélien ressuscitent Roméo et Juliette en Galilée –, deux récits unissant étroitement, et en dépit de tous les avatars, Juifs et Arabes, nous donne, une fois de plus, sur le thème le plus angoissant de notre époque, une vision humaine et humaniste, dans le droit fil de la pensée camusienne. Un récit des plus actuels, une œuvre essentielle.
Claude Kayat, La voix du terroriste, Éditions Spinelle, 2023, 146 p., 16 €