Se lancer dans l’existence, être soi-même, vivre ses rêves : cinq jeunes filles dans le milieu des années 80 vont tenter de concrétiser leurs espoirs et leurs envies. Avec l’amitié en cordée. Fin, précis, magnifique comme un défilé de mode.
Elles sont cinq, comme les cinq doigts de la main. Elles sont copines, ou certaines amies, la nuance est importante. Elles ont quitté l’école. Elles vivent dans une petite commune de quatre mille habitants près de Lyon. Elles s’appellent Jess, Broussaille, Claudine, Juliette, Boucle d’Or. Vous n’oublierez pas leurs noms. En cette année 1985, la vie s’ouvre devant elles. Vingt-cinq ans c’est l’âge des possibles, des choix, de l’adieu à l’enfance. Chacune hésite avec parfois la peur de se lancer. C’est Jess qui raconte. Elle est différente, les autres le lui disent en permanence. Elle est d’ici et d’ailleurs, elle veut tout et son contraire. Alors un jour elle décide de faire un pas de côté, d’oser, d’aller voir ailleurs, de prendre un risque. Elle incite ses copines à participer au concours de talents de la fête du printemps de leur commune : elles vont présenter un défilé de mode avec des costumes dans leur propre mise en scène. Une cassure dans la vie quotidienne rythmée déjà pour toutes par des choix de vie. Une brisure moins anodine qu’il n’y paraît à l’échelle de leur vie.
Claudie Gallay excelle pour décrire les situations du quotidien, et surtout les relations humaines qui en découlent. Dans Les déferlantes elle racontait un village de bord de mer, brinquebalé par les vents, comme ses habitants. Une part de ciel nous emmenait dans un petit bourg de la Vanoise qui hésite à devenir une station de ski, où les habitants sont un un peu rudes, mais fraternels. La place de l’individu dans une communauté, l’autrice reprend ici ce thème et devant nos yeux se déroule le rituel quotidien d’une place de village : l’ouverture de la boulangerie, le passage du curé, les chats du voisin, le banc sous la fenêtre, les volets qui s’ouvrent et se ferment. Jess regarde tout de son poste d’observation, sur la terrasse de ses parents. C’est le monde où elle est née, auquel elle appartient, qui chaque jour lui offre son perpétuel recommencement. Elle est de là, mais elle ne veut plus être là. On pense alors à une version romancée des oeuvres d’Annie Ernaux.
Les parents de l’écrivaine normande tenaient un bar-épicerie, ceux de Jess un petit hôtel de quatre ou cinq chambres. Et toutes deux se demandent comment échapper à leur origine sociale sans le renier. Pour la mère de Jess, chacun a une place définie à la naissance et doit y rester en demeurant digne. Plier et ranger les draps de l’hôtel comme l’a fait l’arrière grand-mère, la grand-mère, la mère. Rester dans sa case, dans sa caste. La glissade vers un autre univers possible, le jeune femme y sera confrontée en allant travailler chez Madame Barnes, une vieille dame, fille de l’ancien patron de l’unique usine de la commune.
Grande bourgeoisie et petit peuple, un manichéisme heureusement évité tant la vie est plus complexe que cela mais la confrontation de deux univers est riche pour Jess et pour le lecteur. Claudie Gallay sait planter un décor, créer une ambiance, transcrire les questionnements et les errements de ses personnages. Elle prend ici son temps, le temps des gestes du quotidien qu’elle syncope en de courts chapitres. Et à travers ce temps on saisit presque minute par minute, les relations entre ces cinq filles si différentes et si désireuses de vivre autre chose. L’amitié pour la vie, scellée par les liens du sang, peut se révéler une fracture, une douleur. Elles sont filles, fières de l’être et à leur manière, sans le savoir, trente cinq ans avant Me too, féministes. Pas le féminisme parisien, des salons mondains, mais celui du quotidien. Cela n’empêche pas la difficulté de changer, de quitter l’enfance ensemble. Ou plus certainement séparément, chacune choisissant enfin sa voie.
L’autrice, fidèle à ses oeuvres précédentes s’interroge une nouvelle fois sur la famille, l’enfance, la culpabilité, l’intimité de nos pensées. Son écriture est unique, soucieuse du moindre détail et capable à des moments choisis, comme pour éviter l’emphase permanente, d’éclats poétiques merveilleux. L’humanité est le domaine de Claudie Gallay, l’humanité avec ses failles, ses richesses parfois mal fagotées comme les filles lors de leur défilé. Mais tellement belles et innocentes, rayonnantes et à leur manière gagnantes. Au moins pour quatre d’entre elles.