Les anniversaires sont toujours l’occasion de mettre à l’honneur artistes et écrivains. Proust en 2022 pour le centième anniversaire de sa mort fut l’objet d’un grand nombre de publications, inédites ou rééditées. Colette, pour le cent-cinquantième anniversaire de sa naissance, sera à la même enseigne en 2023. Intéressons-nous donc à Colette en guerre, 1939-1945 que vient de publier Bénédicte Vergez-Chaignon et à Colette : une parisienne dans la Grande Guerre préfacé par Frédéric Maget en 2014 pour commémorer alors le début du premier conflit mondial.
On sait Colette écrivaine au style subtil et lumineux, à la manière de l’aquarelliste, fixant sur le papier, de ses mots légers, les couleurs et contours d’une fleur, d’un jardin, d’un paysage en autant de tableaux de grâce et délicatesse mêlées. Elle est aussi la femme animée d’un indéfectible appétit et bonheur de vivre. « Pas de quart d’heure d’ennui pour Colette qu’un plaisir n’y mît fin : plaisir de manger plus que de boire, de contempler, de marcher, de se voir, d’être vue, de saisir, de griffer, d’être caressée, de se sentir emportée au septième ciel et même et surtout de caresser de la plume les mots. » (Claude Pichois, préface aux œuvres de Colette, Bibliothèque de la Pléiade, 1984). Et quand s’abat le malheur sur nos têtes s’impose alors pour Colette le contre-feu des phrases qui apaisent : « Notre vie difficile et troublée a plus que jamais besoin d’images sereines », écrit-elle dans son Journal à rebours. Un malheur infini, telles ces deux guerres menaçant d’embrasement et d’effondrement la vieille Europe à vingt ans d’écart. Colette les traversera sans jamais détourner le regard, en témoin fidèle et courageux décidé à en atténuer les angoisses et les noirceurs. La presse nationale lui offrira cette opportunité au milieu des eaux troubles d’éditoriaux de presse au patriotisme ambigu qui pourront laisser perplexes les lecteurs des années 40 en particulier.
L’annonce de la guerre en 1914, en plein été passé alors dans sa demeure marine de Rozven entre la cité malouine et Cancale, fut un choc : « Dans Saint-Malo où nous courions chercher des nouvelles, un coup de tonnerre entrait en même temps que nous : la Mobilisation Générale ! » écrira-t-elle dans Le Matin, quotidien dirigé par Henry de Jouvenel. En 1915, Henry, son soldat de mari – et père de sa fille unique, « Bel Gazou » -, ne peut la rejoindre dans son « chalet » parisien de la rue Cortambert qu’elle partage avec Marguerite Moreno, Musidora et la journaliste Annie de Pène, elle-même reporter de guerre. Qu’à cela ne tienne, elle se rendra elle-même sur le front ! Sous une fausse identité, elle décide alors de le retrouver, réussissant à berner tous les contrôles de gendarmerie. Et après treize heures de trajet dans un train toutes lumières éteintes cheminant péniblement vers les zones de combat, elle retrouve un époux blessé et replié sur les lignes arrières de l’enfer de Verdun. Elle poussera même l’audace jusqu’à aller sur d’autres lieux réduits en cendres comme Clermont sur Argonne. Elle en rapportera des reportages et chroniques de guerre poignantes, toujours pour Le Matin. Ses articles seront regroupés dans Les Heures longues en 1917, où l’amoureuse de la nature donnera une effrayante et désespérée vision de la dévastation des paysages après la bataille : « Plaine sans troupeaux, vallées sans herbages – ici l’œuvre de la guerre devient fantastique. Les songes de la fièvre seuls visitent des planètes dont le sol, comme celui-ci, est troué d’yeux. Car l’entonnoir creusé par le projectile touche à l’entonnoir voisin comme l’alvéole à l’autre alvéole dans la ruche. La pluie a rempli d’eau ces orbites innombrables dont l’iris, vert ou jaunâtre, joue sous le vent, cerclé d’une paupière de glace pâle. La pluie fauche, mêlée de neige qui colle à la terre et ne fond point. Un millier de bûches, debout, tranchées toutes à hauteur d’homme, s’appelaient un petit bois, dans le temps où ce pays comptait des bois, des oiseaux, des habitants et leurs demeures… »
Colette écrira environ 1200 articles entre 1914 et 1919 pour Le Matin mais aussi La Vie Parisienne, Excelsior ou Le Flambeau. Elle y parlera de la vie difficile de la capitale. Les femmes seront principalement son sujet d’intérêt, particulièrement celles qu’on appelle les « marraines de guerre » qui viennent réconforter les blessés hospitalisés, mais aussi celles qui remplacent les hommes partis au combat, maris, frères, amis, engagés et massacrés en nombre : un million quatre-cent mille poilus, chair à canon, y laisseront leur peau. Alors la femme, la mère, la fille, chacune restée au foyer pour faire vivre ce qui reste de famille, sera employée de métro – « les métrotes » -, ou de bus ou encore conductrice de poids lourds, « porteresse, écrit-elle, qui disparaît derrière son camion chargé comme une fourmi sous l’œuf énorme qu’elle traîne.»
Vingt ans après, les hommes remettent ça et après la « der des ders », revoilà le cauchemar d’une nouvelle boucherie à venir : « Je n’aurais jamais cru que le genre humain en viendrait là encore une fois… » avoue-t-elle à André Parinaud en 1949.
Pendant l’occupation allemande, Colette ne cessera d’écrire, et c’est même pendant cette sombre période, où chaque jour se lève sur une « aube qui n’en finit pas d’être noire et ces matinées toute trempées de nuit » dit-elle, que notre écrivaine sera la plus prolifique : elle publiera alors une vingtaine de livres, entre romans, nouvelles, essais, journal intime et souvenirs, sans parler d’articles confiés – imprudemment, mais il faut bien vivre ! – à la presse qui survit encore, qu’elle s’appelle Le Petit Parisien, fier d’avoir la signature de l’illustre femme de Lettres, une feuille d’information dangereusement ouverte à d’anciens journalistes de l’abominable Je suis partout, organe collaborationniste, antisémite et délateur. Son irrépressible faim d’écrire – « un métier vieux et invétéré » – s’exprimera donc dans cette presse qui flirte de plus en plus avec une suspecte germanophilie. Aux côtés du Petit Parisien, cette presse se nomme aussi Candide, Gringoire, La Gerbe ou Présent. À sa décharge, l’écrivaine et journaliste ne mêlera jamais ses mots à ceux de rédacteurs aux douteuses sympathies. « Le mot « allemand » n’apparaît jamais dans ses articles. Le mot « occupation », pas davantage. À dire vrai, ils sont presque aussi absents de sa correspondance privée, si ce n’est pour jouer du double sens qu’a pris l’adjectif « occupée ». (Bénédicte Vergez-Chaignon, Colette en guerre, 1939-1945).
Non contente d’écrire, notre femme de plume ira aussi jusqu’à parler dans des émissions de radio émises depuis le ministère des PTT avec une chronique diffusée par Paris Mondial et parodiquement intitulée « Ici Paris Mondial, Madame Colette parle au Français cultivé » ! Animée d’un patriotisme à tout crin, elle ne cessera de rappeler « les valeurs de civilisation pour lesquelles la France se bat et non pour croiser le fer avec les bulldozers de la propagande du Dr Goebbels » écrit Bénédicte Vergez-Chaignon.
Ses papiers ne décriront que la misère et le courage des Parisiens, « un courage à dents serrés qui guidait la population vers des buts qu’elle ne veut ni ne peut délaisser : acquérir la subsistance et la distribuer ensuite, faire à chacun la part qui empêche de mourir », écrit-elle. Elle-même assure des gardes de nuit, telles ces marraines de guerre une vingtaine d’années plus tôt, auprès des blessés soignés au lycée Janson-de-Sailly transformé en hôpital : « Treize heures sur le qui-vive, tous les soins à donner, quand le matin vient on est un peu hagard […] Je n’ai pas encore rencontré d’infirmières neurasthéniques. Peut-être leur optimisme s’alimente-t-il à celui des blessés – car je n’ai pas rencontré non plus de blessés neurasthéniques. […] Déjà ils nous réconfortent, déjà leur bravoure a la suprême coquetterie du sourire. » (Les Heures longues). Là aussi, comme les Parisiens courbés mais courageux sous le feu ennemi, d’héroïques blessés nous donnent des leçons d’humanité et d’optimisme, nous dit en substance une Colette admirative.
Colette aura aussi l’intelligence, la finesse et l’habileté de parler des écrivains qu’elle affectionne, quels qu’ils soient, et même s’ils déplaisent à la censure allemande, comme en cet article du 8 mai 1941 intitulé « L’entresol du poète », où le lecteur reconnaît vite la figure de Jean Cocteau, son voisin et ami du square du Palais-Royal. « Tout Colette tient dans ses silences bavards et ses naïvetés feintes. Ses chroniques seront bientôt réunies sous l’agréable titre De ma fenêtre publiées en 1942. » (Bénédicte Vergez-Chaignon).
Cette fenêtre est bien celle de son appartement du Palais-Royal, sis au 9 de la rue de Beaujolais, qu’elle retrouvera après la débâcle dont elle suit les cortèges sur les routes de France vers la province, ce « tombeau verdoyant » qui ne la séduit guère, elle, pourtant enfant de la Bourgogne profonde ! Au cœur de Paris, « où vit la moitié de moi-même », le Palais-Royal est son vrai refuge qu’elle ne quittera plus jusqu’à la fin des hostilités, bloquée, il est vrai, autant par une arthrite aiguë que par la force occupante.
Depuis sa fenêtre, Colette ne cessera d’admirer ce quadrilatère joliment arboré et architecturé, « jardin fermé [qui] nous isole, nous limite et nous protège. » De ce poste d’observation, l’écrivaine, saisie en un cliché célèbre du tendre portraitiste des femmes Pierre Jahan, scrute la vie d’un périmètre habité d’artistes et d’écrivains, « citoyens du Palais-Royal » comme elle aime à les nommer. Et elle parle délicieusement de ce lieu enchanteur dans la revue Signal, un magazine de la Propagande allemande à la prose bien peu… enchanteresse : « Par ces nuits discrètes, une femme insomnieuse peut se tenir ignorée à sa fenêtre, humer Paris et son silence, attendre que reviennent, chargées de commenter un songe d’enfance, de paix, de campagne, les rumeurs bien réelles d’un matin au Palais-Royal : le râteau, les feuilles bruissantes, le liquide roucoulement des pigeons… ». Un lieu de paix où l’on ne voit pas, ou presque, l’ombre d’un soldat de la Wehrmacht et qui lui ferait presque oublier, si ce n’est par les bruits lointains d’explosion dans la capitale, que le pays est en guerre.
C’est son mari, troisième conjoint à l’état-civil, qui la rappellera à la réalité. Maurice Goudeket est juif en effet, vite repéré par la Gestapo, d’abord toléré et surveillé, il est un homme d’édition et de presse, au service de son épouse, bien évidemment. Et puis est promulgué le statut des Juifs qui lui interdit de travailler dans un journal. Le 12 décembre 1941, deux soldats viennent le chercher à son domicile sur ordre du MBF, le commandement allemand de la capitale. Avec mille autres Juifs, Maurice est transféré au camp de Compiègne. Colette, angoissée comme jamais, se fixe deux objectifs immédiats : communiquer avec lui et obtenir sa libération. La vie au camp est misérable et soumise à l’arbitraire des soldats de la Wehrmacht. « Les internés juifs doivent une part de leur maigre réconfort matériel et moral à la solidarité agissante des détenus communistes. » (Bénédicte Vergez-Chaignon). L’enfermement à Compiègne, prélude aux camps de concentration, va heureusement pour lui s’achever le 6 février 1942, sur ordre du commandant du camp. Colette a agi en haut lieu, semble-t-il, du côté de la femme de l’ambassadeur allemand Otto Abetz, une Française admiratrice de la romancière. « Il n’y a pas de démarche qu’elle ne fût prête à entreprendre, pas d’humiliation à affronter. Qui l’en blâmera ? » écrira Maurice Goudeket après la guerre. Un brin prétentieux, plusieurs écrivains de la presse collaborationniste revendiquèrent haut et fort la libération de la femme de Lettres de plus en plus lue et adulée : Drieu, Brasillach, Dunoyer de Segonzac, Guitry, Céline, mais aussi Karl Epting, directeur de l’Institut allemand à Paris et organisateur de réunions culturelles et mondaines ! On ne saura jamais qui fut le décideur final. Probablement un officier allemand de très haut grade. Colette elle-même ne le dira jamais. Et le savait-elle précisément ? Par prudence, Maurice s’éloignera de sa femme et partira en zone libre, à Saint-Tropez où Colette avait acheté une maison de vacances en 1925. L’invasion de la zone libre le fera revenir à Paris. Colette continuera de solliciter les autorités, Darquier de Pellepoix en l’occurrence, pour que Maurice soit dispensé de porter l’étoile jaune. Démarche vaine et même imprudente qui attirait l’attention sur son mari une fois encore.
La fatigue morale autant que physique commencera alors à la gagner. D’autant que l’une de ses voisines et amies, Suzanne Spaak, Juste parmi les Justes, organisatrice de réunions clandestines pour sauver des enfants juifs dans l’appartement voisin de celui de Colette – qui ne se doutait guère de cette activité de Résistance à un étage au-dessus du sien ! -, sera arrêtée et fusillée à la mi-août 1944.
La romancière, extrêmement populaire depuis de longues années déjà, aura la satisfaction de se voir élue en 1945 à l’assemblée des jurés du Goncourt à la réputation quelque peu ternie par les accointances et accommodements avec Vichy, dès 1941, de certains de leurs membres, Guitry en particulier. L’arrivée de Colette, qui n’a jamais pris parti politiquement, en vraie et sincère républicaine, pour les envahisseurs et leurs complices, redonnait quelque lustre au cercle de Drouant, Lucien Descaves s’acquittant d’un panégyrique louant un « style à la fois exact et fastueux, d’une si puissante et suggestive harmonie. » On ne saurait mieux dire ! Carco, juré du Prix lui aussi et ami de l’écrivaine, ira jusqu’à écrire que son livre Paris de ma fenêtre est le « témoignage d’une certaine « résistance » dans ce qu’elle peut avoir conservé d’obstination de ruse, de courage, d’esprit français. » Voilà la grande Colette sauvée des eaux tumultueuses et glauques de l’Occupation ! Malgré Jacques Decour qui la citait parmi « les écrivains français en chemise brune » dans le premier numéro de la revue communiste Les Lettres françaises en 1942. Mais d’autres écrivains, communistes eux aussi, ne seront pas sur cette ligne. Louis Aragon, reconnaissant à la « Magicienne imaginaire à sa fenêtre » d’avoir signé dès 1938, année de l’Anschluss, dans le quotidien Ce soir (dirigé par Aragon lui-même), un appel à l’union « devant la menace qui pèse sur notre pays et sur l’avenir de la culture française. » Mieux, le poète lui consacrera ces vers majestueux en forme d’hommage : « Elle n’avait choisi ni le temps ni le monde/ Qui lui furent donnés pour croître et pour aimer / Et non plus le rosier le brasier allumé/ N’ont choisi le bois mort ou la terre immonde / Pour la flamme et la fleur l’épine et la fumée ».
Bref, voilà bien quelques livres, et plus encore, parus et à paraître, en cette année commémorative de Colette, qui ne doivent échapper aux fidèles de la grande dame de Saint-Sauveur en Puisaye née le 28 janvier 1873 !
Colette en guerre, 1939-1945, par Bénédicte Vergez-Chaignon, 333p., Flammarion, coll. Au fil de l’Histoire, septembre 2022, prix : 21.90 euros. Lire un extrait
D’autres pistes de lecture :
► Une Parisienne dans la Grande Guerre, Colette, 1914-1918, préface de Frédéric Maget, éditions de l’Herne, 2014, coll. Grand Format, 256p., prix : 15 euros.
► Colette, par Gérard Bonal et Frédéric Maget, éditions des Cahiers de L’Herne, 2023, 256 p., prix : 33 euros, première édition publiée en 2011.
► Les Heures longues, 1914-1917, par Colette, Fayard, 1984, 240 p., prix : 17 euros.
► Paris de ma fenêtre, par Colette, Fayard, 2004, 252 p., prix :16 euros. Lire un extrait
► Journal à rebours, par Colette, Fayard, 2004, 198 p., prix: 16 euros.
► Sidonie Gabrielle Colette, par Emmanuelle Lambert, Gallimard, 2022, 216p., prix: 29.90 euros
► Colette à la Fondation Michalski en Suisse: https://www.fykmag.com/fondation-jan-michalskicolette-ecrire-pouvoir-ecrire/