La Comédie humaine de Benito Perez Galdós, œuvre majeure

benito perez Galdós
Galdós peint à ses 51 ans par Joaquín Sorolla

Les éditions du Cherche Midi publient parallèlement, fin octobre 2024, une réédition de Fortunata et Jacinta de Benito Pérez Galdós et Benito Pérez Galdós, le regard tranquille de Mario Vargas Llosa. Dans ces pages, l’auteur péruano-espagnol rend un hommage personnel à ce maître de la littérature espagnole, revenant notamment sur ce « roman d’excellence et œuvre majeure », tel qu’il le définit lui-même, publié pour la première fois en 1887.

À la faveur du confinement imputable au Covid et de ses dix-huit mois de réclusion à Madrid, l’écrivain hispano-péruvien Mario Vargas Llosa entreprit de lire, ou relire, l’œuvre monumentale de Benito Pérez Galdós (1843-1920), celui qu’on a pu qualifier de Balzac espagnol, avec sa gigantesque production de cent romans et trente pièces de théâtre, son portrait millimétrique de la ville de Madrid, sa radiographie de la société espagnole, et aussi la récurrence toute balzacienne des personnages qui se déplacent souvent d’un roman à l’autre – tel l’usurier Torquemada si proche de Gobseck –, composant à l’échelle romanesque espagnole une Comédie humaine sans pareille. Il faut, pour comprendre ce lien étroit reliant le plus grand écrivain péruano-espagnol du moment à l’immense Galdós du siècle précédent, lire l’exergue du chef d’œuvre de Vargas Llosa, Conversation à La Catedral (1969) : « Il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations », tiré des Petites misères de la vie conjugale, de Balzac. Et si l’on sait que Pérez Galdós admirait Balzac entre tous les grands romanciers du XIXe siècle français, on conviendra qu’il y a là une grande logique et une belle filiation.

Louable ambition et belle aventure éditoriale que celle des éditions du Cherche Midi qui ont entrepris de ressusciter pour les lecteurs français l’œuvre de Galdós en publiant en 2022 le fort volume des Romans de l’interdit, réunissant deux titres, Tormento et Madame Bringas, et nous promettant d’autres publications du géant des lettres espagnoles. Et voilà conjointement sur notre table, l’essai de Vargas Llosa et le monumental roman Fortunata et Jacinta, publié en Espagne en 4 tomes (1886-1887) réunis ici en ce très fort volume de plus de mille deux cents pages sous une admirable couverture représentant l’élégant romancier au café contemplant son lecteur avec ce « regard tranquille » d’observateur que Vargas Llosa a retenu comme attitude et vision essentielle de ce petit monde madrilène où la seule effervescence est celle des passions du cœur, ou les soubresauts politiques d’une société en mutation.

Et voilà, maintenant, deux autres femmes s’ajoutant à tant d’héroïnes galdosiennes, succédant justement à la Tormento, la jeune orpheline, et à cette Madame Bringas des titres précédents. Galdós serait-il donc un romancier féministe ? Ni plus ni moins que Flaubert attaché à Emma Bovary ou Tolstoï à Anna Karénine. La femme, depuis Schéhérazade, Hélène de Troie et Dulcinée, est au cœur du romanesque. Et nous avons donc « deux histoires de femmes mariées » – sous-titre de l’original espagnol –, deux femmes que tout oppose – l’une est une riche bourgeoise, l’autre une fille du peuple, l’une est stérile, l’autre féconde – et qu’une intrigue savamment déroulée va réunir par un cordon ombilical : cet enfant que va élever comme sien Jacinta et qui lui est confié par Fortunata aux portes de la mort. Une histoire fort simple, en vérité, n’était le souci du romancier de « fouiller toute la vie sociale » de l’entourage et de présenter pour la première fois, depuis la glorieuse époque du roman picaresque au Siècle d’Or, un tableau emblématique de la société espagnole et de la ville de Madrid. Avec un angle de vue qui privilégie, comme le montre l’illustration de première de couverture, le café, ainsi que nous le lisons au détour des pages :

« Juan Pablo ne pouvait vivre sans passer la moitié de la journée, pour ne pas dire toute la journée, au café… Il allait au café à midi après avoir déjeuné et il y restait jusqu’à quatre ou cinq heures. Il y retournait après avoir mangé vers les huit heures et il ne partait qu’après minuit ou au petit matin. »

Que l’on revoie l’acteur Fernando Rey retrouvant ses amis dans la salle enfumée pour s’ouvrir à eux de ses désirs et de ses tourments dans le film Tristana, adapté justement d’un roman de Galdós, et l’on comprendra que le café est le décor de scène où s’exprime le personnage dans sa complexe psychologie et où se noue et dénoue l’intrigue. Il aura d’ailleurs fallu le génie cinématographique de Luis Buñuel pour ressusciter le talent du romancier, et l’on se souviendra longtemps de trois œuvres majeures du cinéaste aragonais : Nazarin, Viridiana et surtout Tristana qui offrit à Catherine Deneuve l’un de ses plus grands rôles.

Vargas Llosa, pour sa part, privilégiera chez Galdós « une vision totale, décrivant ses rues, ses places et ses édifices, surtout ses cafés, magistralement intégrés à l’action, passant au crible toutes ses couches sociales, des hauteurs aristocratiques aux classes moyennes et aux secteurs les plus humbles. »

L’égal de Balzac pour l’ampleur de sa Comédie humaine, a été, en effet, le miroir de la société espagnole qu’il a scrutée et décrite dans toutes ses strates, avec une profondeur sociale et psychologique, voire psychanalytique selon son exégète Sadi Lakhdari, le tout mâtiné d’un humour qui l’inscrit dans le sillage de Cervantès.

Résumons l’intrigue dans le flot de dizaines de personnages et au milieu de l’histoire tourmentée de la Restauration, avec son instabilité sociale, sa valse ahurissante des fonctionnaires, tantôt mis à pied, tantôt rétablis au rythme de l’alternance des partis – au centre du roman qui succède à celui-ci, Miau, qui verra le fonctionnaire en perte d’emploi finir par se suicider, « rouler dans l’abîme », dit le texte –, et restons-en au nœud du récit qui s’ouvre sur ce Juanito (Galdós explique longuement le pourquoi de ces diminutifs dont sont friands les Espagnols), fils unique de bourgeois aisés et enfant chéri de sa maman, personnage archétypique du petit macho méprisant le travail et les études au point de déclarer « que celui qui vit sans vouloir savoir en sait davantage que celui qui sait sans vivre », et donnant donc la priorité à la jouissance et au plaisir. Voilà qu’il s’amourache d’une fille du peuple, Fortunata, un beau brin de fille, dirons-nous, mais évidemment cette liaison fait le désespoir de sa mère ; celle-ci, qui entend contrarier ces amours coupables et ce franchissement des barrières de classe, fait en sorte que son Juanito, vrai toton sentimental, épouse sa cousine Jacinta. Celle-ci est moins belle que Fortunata, plus petite, gracile et délicate, sans manquer de grâce, mais voilà, elle ne peut pas avoir d’enfant. Le mari s’en bat l’œil, lui qui se dépense de tous côtés en amours adultérines. La liaison de Juanito et de Fortunata aboutit à une naissance, un petit garçon que Jacinta, au mépris de cette scandaleuse liaison, veut adopter, apaisant ainsi sa soif de maternité qui prend chez elle des allures d’hystérie (à cette époque, le roman, qu’il soit français ou espagnol, fait de l’hystérie féminine un thème majeur, et Charcot n’est jamais bien loin) ; sauf que cet enfant meurt. Fortunata, par ailleurs, est aimée par un personnage de bien piètre allure, Maxi, un étudiant souffreteux et d’une grande fragilité psychologique, à l’inverse de la femme forte de ce récit – et toute l’œuvre de Galdós est pleine de ces femmes de caractère – qui, néanmoins, va l’épouser. Est-ce une fin plausible pour cette femme passionnée et passionnelle qui, au défi d’une société corsetée et puritaine, multiplie les aventures amoureuses ? Que non pas, la revoilà acoquinée avec Juanito qui couche avec elle au lendemain même du mariage de sa maîtresse, et de cette liaison renouvelée naît encore un enfant. Le père, dans la logique de son caractère de señorito victime de ses pulsions, la délaisse pour une autre, et cette fois Fortunata, qui a toujours considéré Juanito comme l’homme de sa vie, tombe malade et meurt. Sur son lit d’agonie, néanmoins, elle écrit à sa rivale, Jacinta, pour lui confier son enfant. Quant au mari de Fortunata, que toutes ces aventures ont terriblement affecté, il devient fou et se retrouve à l’asile.

Cela dit, l’on dira que nous n’avons rien dit de ce livre stupéfiant, protéiforme et novateur à bien des égards. Pas seulement par cette galerie de personnages qui, tous, d’une certaine façon, défient avec leur auteur la société espagnole, mais aussi par un style qui fait souvent appel au langage parlé – et l’on n’oubliera pas que Pérez Galdós fut aussi un homme de théâtre et qu’il connut sur les planches de grands succès. Et l’on trouvera tous ces mots estropiés en usage dans ce que le romancier appelle le « Quart-État », de l’undividu à l’andividu ansignifiant, ces thiologiens et ces répoblicains qui tirent « un tas de coups contre la garde cevil », avec au sommet ce juron : « Répoblique ignoble, saleté de répoblique » digne de l’époque de la Restauration. N’oublions pas que Galdós fut socialiste (député aux Cortès), libéral, anticonformiste et anticlérical, toutes choses qui transparaissent dans son œuvre multiforme. Au-delà de ce langage qui entend refléter la réalité linguistique de ses Madrilènes, Galdós n’a pas son pareil pour pénétrer l’âme, forcément tourmentée, de ses personnages, et tout particulièrement ses femmes que ses récits privilégient : la belle noiseuse et la bourgeoise frustrée, la dispendieuse maman du jeune coq ou l’admirable dame de charité qui passe dans ces pages quêtant et amassant l’argent d’un orphelinat. Les attendus psychologiques étayent longuement l’analyse de ces âmes ; ainsi en va-t-il de cette Fortunata qui, sitôt mariée, va tomber dans l’adultère, et pourquoi ?

« Ce qu’elle venait de faire était ce qui n’a presque pas de nom, à cause de son caractère extraordinaire et anormal, dans le registre des mauvaises actions humaines. Le lieu, l’occasion rendaient son acte plus laid encore, et elle le comprit par un rapide examen de conscience ; mais l’ancienne passion, toujours vivante, avait tellement de force et de vigueur que le spectre disparut sans laisser de traces. Fortunata se percevait dans ce cas comme un mécanisme aveugle qui se meut sous l’impulsion d’une main surnaturelle. »

On trouvera ici et là ce type d’analyses psychologiques qui feront le bonheur des psychologues fin de siècle tels que Théodule Ribot, fondateur en France de la psychologie comme science autonome.

Préfacier éclairant et talentueux autant que valeureux traducteur, Sadi Lakhdari soulignera avec « la remarquable puissance créatrice de Galdós… l’ambition formidable de représenter et de recréer toute une société dans son infinie diversité et de décrire toutes les facettes de l’âme humaine ». Et nous sommes bien là, avec ce grand d’Espagne, dans le faste romanesque de ce XIXe siècle qui fut nommé, pour cela, le siècle du roman.

Benito Pérez Galdós, Fortunata et Jacinta. Préface de Sadi Lakhdari. Traduit de l’espagnol par Sadi Lakhdari. Éditions du Cherche Midi, 1248 p., 32,90€. Parution : 2024

Mario Vargas Llosa, Benito Pérez Galdós, le regard tranquille. Traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan. Éditions du Cherche Midi, 352 p., 22€. Parution : 24 octobre 2024

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

1 COMMENTAIRE

  1. Admirable ambition que celle de dresser le portrait de toute une société et bravo à ceux qui mènet un tel projet à bien! Pourrait-on réaliser un tel exploit aujourd’hui, alors que nous vivons dans une société dont les membres se laissent si difficilement définir, à l’exception, bien sûr des innombrables montons de Panurge, partisans de la pensée unique, qui bêlent tous d’une même voix?

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