Contribution à la théorie du baiser. Un ouvrage pour la Saint-Valentin

Les ouvrages sur le sexe sont légion sur les rayons des librairies. Mais les livres consacrés au baiser en particulier sont sensiblement plus rares. Serait-il plus aisé de parler de ce qui se passe dans la chambre que dans l’antichambre ? De l’acte sexuel plus que de son préliminaire essentiel ?

CONTRIBUTION THEORIE BAISER LACROIX

Alexandre Lacroix s’est attaqué à la question, avec élégance et brio, armé d’une érudition jamais pesante, dans un essai intitulé : Contribution à la théorie du baiser, réédité dans la collection J’ai lu en 2015. Le baiser, nous rappelle-t-il, est présent dès les écrits bibliques. La femme exhorte son amant dans le sulfureux Cantique des Cantiques (« Donne-moi un baiser de ta bouche ! »). Les Indiens le représentaient sur des bas-reliefs datant de 3000 ans av. J.-C. Les Romains, précis dans leur langue (si l’on ose dire), le désignaient sous trois vocables : le basium, affectueux et familier, l’osculum, civil et respectueux, et le (bien nommé) suavium, charnel et lascif.

CONTRIBUTION THEORIE BAISER LACROIX

Même la pratique religieuse n’y fait pas obstacle. Au contraire, Paul de Tarse, dans son « Épitre aux Thessaloniciens » l’encourage (« Saluez tous les frères par un saint baiser »). L’enthousiasme des premiers chrétiens à mettre en application le « saint » conseil finira par inquiéter Rome, et le Pape Innocent III, redoutant les débordements (réels) en abolira l’usage au XIIIe siècle. La poésie amoureuse de la Renaissance célèbrera le baiser et le portera à un très haut degré de ferveur profane. Jean Second fut (sans jeu de mots) le premier, selon Alexandre Lacroix, à composer à la gloire du baiser. Avec une grâce infinie, ce poète d’origine flamande écrira 19 odes en latin (« Basia »), qui influeront sur Ronsard, lui-même influencé par un certain Fabrizio Patrizi, philosophe italien du XVIe siècle, auteur de Il Delfino overo del bacio, traduit en français sous le titre « Du baiser », et qui voyait dans le contact buccal et lingual, par une inattendue mécanique des fluides, un échange de substance vitale.

LE BAISER RODIN
Le Baiser. © Musée Rodin – Photo : Christian Baraja

Au XVIIIe siècle, Voltaire, philosophe du bonheur et de l’action, en décourage étonnamment la pratique, la trouvant théâtrale et hypocrite. Il ne s’embarrasse guère de ces préliminaires et place ses baisers bien ailleurs :

Je bande en vous écrivant, et je baise mille fois vos beaux tétons et vos belles fesses

écrit-il sans ambages à sa nièce Marie-Louise Denis dans une lettre du 3 septembre 1753. Cru et direct, notre philosophe de Ferney ! À l’inverse de son ennemi juré, Rousseau, qui fait du baiser un acte « bucolique et pacifique », et une fin en soi. Quant à Sade, le libertin, il y voit simplement un ingrédient de plus de son plaisir.

IL BACIO HAYEZ
Francesco Hayez. Il bacio (Le Baiser), 1861. Huile sur toile, 127 x 95 cm.

À l’image de la littérature, la peinture aborde assez peu le thème du baiser, sauf à la charnière des XIXe et XXe siècles, avec, notamment, le peintre romantique italien Francesco Hayez (« Il Bacio », 1859) ou Auguste Toulmouche, peintre du Second Empire (« Le Baiser », 1886), tous deux représentants d’une figuration académique finissante. Ils laisseront peu à peu la place à une peinture plus expressive, plus puissante, plus sombre, plus provocante aussi, portée par Munch (« Nuit d’été à Stundenterlanden », 1839) ou Toulouse-Lautrec (« Dans le lit, le baiser », 1892, tableau d’une étreinte lesbienne propre à déranger l’ordre bourgeois). Avec « Les Amants », en 1928, Magritte clôt la grande scène du baiser en peinture.

rene magritte les amants
Les amants par René Magritte

La psychanalyse, ayant pour champ d’investigation la sexualité, s’intéressera aussi au baiser. Pour Freud et Ferenczi, le baiser est le chemin qui nous fait retrouver le plaisir oral du nourrisson abreuvé au sein de sa mère. Pour Adam Philipps, psychanalyste anglais, le baiser est plutôt un révélateur de la personnalité.

BAISER HOLLYWOOD
Le tournage d’une scène de baiser à Hollywood, en 1946 Photo : Getty images/Keystone Features

Le cinéma, quant à lui, s’est largement emparé de ce préliminaire amoureux. « C’est Hollywood qui est responsable de la mondialisation du baiser », dans les années 30 à 50, écrit joliment Alexandre Lacroix.

antonia canova
ntonio CANOVA (1757-1822). Psyché ranimée par le baiser de l’Amour Marbre. Paris, musée du Louvre © 2010 Musée du Louvre / Raphaël Chipault

Ce livre ne prétend pas à l’exhaustivité. Notre auteur n’aborde pas, par exemple, le baiser né du ciseau des sculpteurs. Canova et Rodin, pas les moindres en la matière, sont donc passés sous silence. Mais l’ouvrage reste extrêmement sérieux dans son investigation et ses rappels religieux, littéraires et artistiques. Un sérieux qui ne le rend pas austère pour autant. L’auteur y a en effet mêlé ses souvenirs intimes, cruels ou émerveillés, ses expériences personnelles, maladroites et cocasses, graves et décisives, selon qu’elles ont été vécues dans la prime jeunesse ou à l’âge mûr, et qui rendent la lecture de ce petit traité à la fois jubilatoire et émouvante.

LE GOUT DU BAISER

Un joli cadeau à faire à son ou sa bien-aimée, au moment de la Saint-Valentin, pour lui rappeler que « rien n’est plus destructeur que l’oubli du baiser » nous dit Alexandre Lacroix. Et si l’élu(e) de votre cœur est aussi avide de lectures que de baisers (le rêve !), doublez le plaisir du présent (quand on aime, on ne compte pas) en lui offrant de l’autre main le livre de Belinda Cannone qui, elle aussi, s’est amoureusement penchée sur son sujet et s’est attendrie sur Le Goût du baiser dans une prose de la même eau, pétillante et délicieuse.

Contribution à la théorie du baiser, Alexandre Lacroix, Éditions Autrement, 2011, J’ai lu, 2015. 152 pages.

ALEXANDRE LACROIX
Photo : Claude GASSIAN

Alexandre Lacroix a publié dix-huit livres.
Il est directeur de la rédaction de Philosophie Magazine et enseigne à Sciences-Po Paris l’écriture créative et les humanités politiques. Il est président et cofondateur de l’école d’écriture Les Mots. Il dirige la collection « Les Grands Mots » chez Autrement.

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2 Commentaires

  1. Dans mon adolescence, je me récitait le beau poème que Verlaine a consacré à la Saint-Valentin : “J’ai peur d’un baiser / comme d’une abeille / je souffre et je veille / sans me reposer / j’ai peur d’un baiser… C’est Saint-Valentin / je dois et je n’ose / lui dire au matin / la terrible chose que Saint-Valentin”.

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